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Des décennies durant, politistes et historiens spécialistes du fascisme se sont attachés à produire des définitions générales destinées à rendre compte, sous la forme de modèles ou de types idéaux, de l’idéologie et de la pratique des régimes dits fascistes [1]
[1]Dans une défi nition centrée sur « son imaginaire politique »,…
. De nos jours, les chercheurs auraient plutôt tendance à privilégier l’étude des usages de l’étiquette « fasciste », enjeu d’appropriations symboliques contradictoires et de stigmatisations au sein du champ politique.
À cet égard, si l’antisémitisme est un trait commun à tous les régimes se réclamant du fascisme dans l’Europe de la fin des années 1930, il l’est comme un effet de la lutte pour le leadership politique opposant, à l’intérieur de la nébuleuse fasciste, l’Italie de Benito Mussolini à l’Allemagne d’Adolf Hitler. Dès le milieu de la décennie, le rapport de force évolue en faveur du IIIe Reich. Sous l’impulsion de l’État nazi, l’antisémitisme représente un élément de radicalité – et de distinction par rapport au système démocratique libéral – dont le pouvoir d’imposition est tel qu’il oblige le Duce à se rallier, en 1938, aux nécessités politiques de la lutte antijuive, tandis qu’ailleurs en Europe toutes les institutions, États comme organisations, s’inspirant plus ou moins ouvertement du modèle national-socialiste affichent de même un antisémitisme d’idées et d’actions. Partout, cet antisémitisme constitue une manière de se conformer à la norme hitlérienne dominante (via plus spécifiquement l’adoption de lois raciales influencées par la législation de Nuremberg) tout en s’inscrivant dans des traditions, historiques et politiques, relativement autonomes, censées le justifier.
Principale démocratie libérale d’Europe, la France assiste, dans les années 1930 et un contexte de crise économique et politique grandissante, à un renouveau de l’antisémitisme dans la presse et dans la rue, plus particulièrement à la suite de l’accession au pouvoir du socialiste juif Léon Blum, chef de file du Front populaire (1936). Des activistes, Henry Coston, Louis Darquier de Pellepoix ou Marcel Bucard, tentent de reprendre le flambeau des campagnes de l’époque de l’affaire Dreyfus, qui avait vu l’antisémitisme militant s’instituer en force politique, avec sa presse de chantage et ses élus à la Chambre des députés, sous l’égide d’Édouard Drumont. Mais la tradition, politique, historique, qu’ils prétendent incarner subit inévitablement l’influence de l’antisémitisme nazi triomphant. À bien des égards, elle en est même le paravent, dans la mesure où la plupart de ces activistes sont financés par le IIIe Reich et agissent selon ses directives. Ainsi, inscrire leurs prises de position antisémites dans une généalogie spécifiquement française leur permet aussi de masquer un processus d’acculturation politique à l’œuvre.
La question du rapport de l’industrie et des entreprises allemandes avec la dictature nazie, et de leur degré de responsabilité dans la politique du nazisme, s’impose dès les années 1930. Le célèbre photomontage de John Heartfield («J’ai derrière moi des millions de marks») symbolisait, avant même la prise de pouvoir, la conviction profondément ancrée à gauche qu’Hitler n’était qu’une marionnette du grand capital. D’après cette thèse vivement débattue avant et après la guerre, et devenue officielle dans les territoires d’influence soviétique à partir de 1935, la soif impérialiste de profit et la peur de la révolution auraient conduit la grande industrie à miser sur la dictature tyrannique d’Hitler et sur sa logique guerrière; cette position trouva vite des sympathies à l’Ouest aussi: ces arguments semblaient plausibles aux marxistes de salon anglais et aux émigrants allemands, mais aussi à certains fonctionnaires antitrust de l’administration de Roosevelt, qui se passaient de cadre théorique. Il s’établit ainsi dans l’immédiat après-guerre une alliance singulière entre marxistes et libéraux, sociaux-démocrates et représentants de l’École de Francfort, qui voyaient dans les procès de Nuremberg la conséquence logique du comportement des grandes entreprises avant 1945. Mais lorsque l’Union soviétique en tira la conclusion dans sa zone d’influence, et en particulier dans la zone d’occupation soviétique, qu’il fallait par principe rejeter la propriété privée des moyens de production, les Américains ne purent plus la suivre. La nécessité de dissoudre les trusts et de ramener les criminels à la raison n’impliquait aucune remise en cause de l’ordre économique, à savoir l’économie capitaliste. Au contraire: grands groupes et industriels, en procès à Nuremberg quelques années plus tôt, redevenaient utiles pendant la Guerre froide. Cette contradiction dans la politique américaine explique le caractère sensible de cette question dans l’après-guerre: d’une part, les Américains avaient eux-mêmes jugé devant un tribunal, et stigmatisé aux yeux de l’opinion, la culpabilité de la grande industrie allemande; d’autre part, ces mêmes Américains empêchaient toute mesure de lutte contre la puissance de la grande industrie et la découvrirent comme alliée au plus tard au paroxysme de la Guerre froide.