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Le rationalisme ce n’est pas un courant philosophique en tant que tel, c’est un kif, une fable, une histoire qu’on se raconte — peut-être la plus belle.
C’est, en philosophie, un genre qui prétend les englober tous : nominalisme, réalisme, constructionnisme, logicisme — un éventail de doctrines rafraîchissantes, mais toutes tenues par la main ferme du rationalisme.
Il est de bon ton de détester les -ismes. De les trouver totalitaires. L’Europe est précisément le lieu sur Terre ou s’étaient inventés, concentrés, le plus grand nombre d’isthmes, d’isthmes géographiques. N’ayant ainsi pu s’unir comme les doigts de la main, l’Europe, prise par la fièvre des marais, des détroits et des isthmes, se serait mise à arraisonner le monde pour contrôler ses mouvements erratiques,
C’était la perle de la French Tech au CES de Las Vegas il y a quelques années : une cuillère gyroscopique à compensation de mouvement qui promettaient aux malades atteint de Parkinson de retrouver une alimentation normale — leur main aurait beau trembler le contenu de leur cuillère parviendrait en entier dans leur bouche.
C’était comme une métaphore de l’Europe, ce continent impossible, schismatique, querelleur et polyglotte, incapable de reconstituer ne serait-ce que la moitié de l’Empire romain, mais rendu soudain capable, en découvrant le monde, le monde comme contrepoids à ses mouvements de pantin désarticulé, comme contre-mesure à ses troubles mystico-squelettiques, de se coordonner enfin et d’arraisonner, en à peine plus de trois siècles, l’immense majorité des terres émergées et la totalité des eaux — d’utiliser le monde comme un grand gyroscope à qui elle aurait demandé de guérir son âme et de tenir sa main. Une main qui n’aura jamais été aussi précise, que ce soit pour vider les temples incas de leur or, doser l’opium qu’elle administrera à la Chine ou tirer à travers la jungle inextricable des petites billes de plomb entre les yeux des tigres.
La main de l’occident n’a plus jamais raté sa bouche.
La raison, à l’ère postcoloniale, aura ainsi été accusé de ne relever, au mieux, que de la ruse, et le rationalisme que de la justification a posteriori de l’impérialisme — le rationalisme comme nationalisme de l’Europe.
Il est difficile aujourd’hui de rejeter ce sentiment.
Et cela m’incommode car l’un de mes livres préféré est l’un des plus beaux monuments du rationalisme européen, du rationalisme européen tardif dont j’espère qu’il n’est pas une sorte de tombeau — voire, si la chose n’a jamais existé, de cénotaphe.
C’est un livre paru en 1984. Il s’appelle Nécessité et contingence et c’est le chef d’oeuvre de Jules Vuillemin — le dernier représentant, peut-être, de ce grand rationalisme français qui trouva à s’incarner si merveilleusement dans l’histoire de la philosophie.
Et il s’agit bien d’une histoire de la philosophie. La plus complète jamais écrite à ce jour.
En même temps le livre possède un charme supplémentaire, qui le rend supérieur aux grands livres d’histoire de la philosophie de Cousin, Taine ou Gilson. Le livre de Vuillemin emprunte en effet à son époque un charme structuraliste supplémentaire, un élément d’intemporalité géniale.
Il ne s’agit, ni plus ni moins, que de classer la totalité des systèmes philosophiques selon la réponse qu’ils ont apporté à un célèbre sphinx antique connu sous le nom d’aporie de Diodore, dit Diodore Kronos — Diodore Kronos qui devait dévorer uns à uns tous ses enfants philosophes, incapable de lui répondre correctement.
L’aporie se présente sous la forme de quatre phrases, toutes vraies et intuitives, prises individuellement, quatre phrases sur la nature du temps, aussi évidente que celle-ci, la première, qui dit que le passé est irrévocable. Mais ce que Diodore a montré c’est que ces quatre propositions ne peuvent être vraies toutes ensembles, et qu’on peut classer les différents systèmes philosophiques en fonction de celle qu’ils rejettent.
Le rationalisme occidental souffrirait donc d’une sorte de faille métaphysique inguérissable et tout son histoire serait marquée par diverses tentatives visant à la colmater.
Le rationalisme tiendrait moins de l’histoire triomphale, de l’histoire providentielle, que d’un réglage métaphysique impossible.
Et la dynamique de l’occident, cette grosse gelée de principautés et de royaume mise autrefois en mouvement par un moine qui, s’interrogeant sur la question de la grâce et de la providence, commença à décoller cette rustine chrétienne grossièrement posée sur l’aporie de Diodore, tient moins du triomphe de la raison que de sa poursuite effrénée.
Il était plus facile d’arraisonner le monde que de résoudre rationnellement l’aporie de Diodore, comme il est plus facile de réformer les cuillères que de réparer les neurones.
A-t-on raison d'être rationaliste ?
Patrick Ducray
14-18 minutes
Le dernier ouvrage de Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, ne doit pas tromper par son titre évoquant catastrophe et urgence [1] : c’est d’abord une contribution théorique au rationalisme, entendue comme défense (le livre réagit aux attaques ouvertes ou voilées contre la raison) et comme construction (le côté programmatique est ouvertement formulé dans le chapitre 7, Un agenda pour le rationalisme). On ne devra pas non plus surestimer l’importance des attaques lancées contre les philosophes français contemporains associés dans un esprit satirique au « Parti de l’anti-raison », même si bien peu d’entre eux, il est vrai, échappent à l’examen. En effet la critique ne vise jamais que certains de leurs raisonnements et représente l’application à des cas particuliers d’un engagement théorique général et, comme il se doit, indifférent aux personnes. Aussi mettre trop en relief l’ironie qui peut ici et là se manifester dans la formulation des jugements risque de rendre insensible au fait suivant : très loin d’incarner un rationalisme dogmatique et arrogant, Pascal Engel explore avec précaution, jusqu’au scepticisme quelquefois, les possibilités de perfectionner le rationalisme, cela dans un dialogue savant, autant avec d’autres représentants de cette école qu’avec les défenseurs de l’empirisme.
Les raisons d’agir
Au cœur du livre, il y a les raisons, entendues principalement comme justifications des croyances et des actions [2]. Dans l’ensemble de ces raisons reconnues par Pascal Engel, celles dont l’existence est souvent tenue aujourd’hui pour douteuse sont les raisons objectives (elles existeraient indépendamment de nous) et correctes (elles justifieraient réellement les croyances et les actions auxquelles elles se rapporteraient) : en somme, elles seraient les raisons absolument bonnes de croire et d’agir [3]. Raisons d’agir qui ne sont pas seulement envisagées dans leur dimension instrumentale (la fin étant posée, qu’est-il rationnel de faire, du point de vue de l’efficacité ?), mais aussi, et plus ambitieusement, en tant qu’elles légitimeraient les buts (la fin en question, est-il raisonnable en soi de la poursuivre ?). Néanmoins, si l’action tout autant que la croyance doivent être justifiées par des raisons pouvant aller jusqu’à les commander [4], les raisons théoriques et les raisons pratiques sont irréductibles les unes aux autres : ainsi les raisons de faire ne justifient pas à elles seules les raisons de croire (par exemple, les bonnes raisons qu’on peut avoir de faire comme si on était en bonne santé ne sont pas de bonnes raisons de croire qu’on l’est).
En vue de défendre l’existence de ces raisons absolument bonnes de croire et d’agir, l’auteur combat la thèse relativiste selon laquelle, toutes les raisons se valant, il est donc injustifié de les hiérarchiser. Il soutient que certaines raisons certes peuvent être relatives (à une théorie par exemple ou à un droit positif pour le domaine pratique), mais que cela n’implique pas que la vérité, justifiée par de telles raisons, soit elle aussi relative (ce qui est manifeste dans le cas des énoncés indexicaux, concernant par exemple la position qu’on occupe à tel instant dans l’espace, énoncés qui ne peuvent être justifiés que par référence à un cadre spatio-temporel déterminé, mais qui, une fois une fois identifiés comme inséparables de tels paramètres, sont absolument vrais). On ne doit pas pour autant en conclure que le refus du relativisme de la vérité signifie que tous les désaccords opposant des raisons contradictoires soient inadmissibles d’un point de vue rationnel et doivent donc être dès que possible supprimés par la découverte de la vérité : la discussion rationnelle ne pourra pas régler tous les conflits autour d’une même vérité partagée [5]. Reste que la conséquence de cette réfutation du relativisme de la vérité est que toutes les raisons ne sont pas respectables : celles défendant le faux doivent être combattues sans hésitation, la morale exigeant le respect des personnes, non des croyances.
Raison et politique
C’est sur la base de ces raisons possiblement absolues de croire et d’agir que Pascal Engel esquisse ce que pourrait être « un républicanisme épistémique (…) encore à construire », tâche à coup sûr complexe si on ne veut pas faire revivre une forme rajeunie de despotisme éclairé [6]. L’auteur aborde ainsi le délicat problème des vérités politiques, qui ne peuvent pas, selon lui, être entendues seulement au sens machiavélien, dans la mesure où les fins de l’action en général et donc de l’action politique en particulier doivent, aussi bien que les moyens, être jugées en fonction de raisons objectives et correctes [7]. On se demandera si la démocratie a vraiment besoin de vérité. Pascal Engel n’en doute pas, car discuter entre citoyen-ne-s dans le cadre de la liberté d’opinion implique, dans la mesure où le relativisme de la vérité est rejeté, pouvoir valider ou invalider une opinion en fonction des raisons qu’elle mobilise pour se justifier. En plus, les décisions politiques prises dans une démocratie auront d’autant plus de chances d’être éclairées que les pratiques aboutissant à ces décisions ne viseront pas simplement l’accord, mais l’accord sur de bonnes raisons, donc sur des raisons vraies. Dans le Contrat social, Rousseau expliquait qu’une décision politique même unanime, conforme à la volonté de tou-te-s, n’est pas, par cela même, une décision juste, conforme à la volonté générale. Pascal Engel défend une position proche : dans le domaine politique, les raisons de tou-te-s, et donc a fortiori les raisons majoritaires, peuvent ne pas être de bonnes raisons du tout. Dans ce républicanisme épistémique, la vertu spécifique nécessaire à la démocratie pour les politiques n’est donc ni la vertu machiavélienne – même si on n’imagine pas une réussite politique sans une disposition à être sensible aux variations des circonstances – , ni la vertu morale – même si on ne conçoit pas qu’une démocratie puisse se contenter du seul respect du droit positif – : elle est ce qui permet aux politiques, et plus largement aux citoyen-ne-s d’ajuster leurs croyances et leurs actions à la réalité des faits et des valeurs.
Mais que devient la raison dans une démocratie à l’heure d’Internet ? En dialogue ironique avec Michel Serres, Pascal Engel révise fortement à la baisse la valeur de ce qui est transmis sur le Net dans la mesure où y est le plus souvent encouragée l’expression de l’opinion et non le jugement de cette opinion par celui qui la détient comme par celui qui en prend connaissance. Pour minimiser au moins la nocivité épistémique d’Internet, il faudrait disposer de vertus épistémiques exercées, vertus d’autant plus difficiles à acquérir que circulent à peu près partout une foule de croyances les décourageant, car, souvent au nom de la liberté, hostiles à la vérité, à la raison, au savoir, etc. : le pronostic ne peut donc être que sombre. Reste comme arme minimale de défense l’exercice du jugement personnel.
Renforçant les effrois ressentis par les vertueux épistémiques quand ils naviguent sur le Net, l’auteur construit une nosologie de la raison consacrée à l’analyse des arguments des anti-rationalistes. Y a-t-il donc vraiment des arguments pathologiques ? s’interrogera-t-on. Respectueux des philosophes qui raisonnent différemment de lui, Pascal Engel a, il est vrai, la dent dure contre ceux qui raisonnent mal, au sens où ils prennent pour sains (valides logiquement et vrais) des raisonnements en réalité, sinon toujours sophistiques, du moins très douteux. D’où le ton moqueur et assez désabusé d’une typologie des erreurs de raisonnement commises précisément par les défenseurs de ceux qui combattent le rationalisme, typologie accompagnée d’une sorte de répertoire des principaux arguments mobilisés contre la raison [8]. Manifestement, à travers son diagnostic identifiant raisonnements faux et/ou illogiques, l’auteur plaide contre les excès du culturalisme et de l’historicisme en faveur d’une prise en compte des natures et des essences.
Mais Pascal Engel, loin de s’en tenir à une dénonciation des fautes commises contre la raison, identifie aussi les tâches incombant à un rationalisme contemporain. Devra-t-il seulement considérer les raisons comme seulement internes (à l’agent) ou les juger comme externes à lui ? La conception externaliste identifiera la raison à un fait dans le monde, alors que la conception internaliste la réduira à un état mental. Mais la position juste n’est ni purement internaliste, ni purement externaliste. En effet, à ses yeux, elle ne doit pas être purement internaliste car on peut concevoir un agent motivé par des raisons irréprochables d’un point de vue interne et qui pourtant n’a pas les croyances qu’il devrait avoir ou n’agit pas comme il le devrait parce qu’il ne dispose pas, sans pour autant pouvoir le savoir, des vraies raisons justifiant pleinement les croyances ou les actions en jeu. Mais elle ne peut pas être non plus purement externaliste, car si les raisons objectives externes de croire et d’agir n’avaient pas aussi un correspondant interne, elles échapperaient à l’agent et ne pourraient donc être ni jugées, ni rectifiées. La seconde question posée par Pascal Engel est celle de l’existence de raisons a priori, que tout rationalisme par définition implique. En dialogue surtout avec l’empirisme de Quine, il défend l’existence, entre autres, de « propositions vraies en vertu des concepts et des significations », position très compréhensible de la part d’un philosophe fondamentalement logicien. Mais la raison avec ces a priori commande-t-elle ou bien, comme Hume l’a soutenu, est-elle muette, concernant les devoirs épistémiques ou moraux ? Et si la raison commande, que commande-t-elle ? Commande-t-elle uniquement d’être cohérent ? Est-ce alors la cohérence théorique de qui infère à partir de prémisses les seules conclusions qu’elles autorisent ? Est-ce aussi la cohérence pratique de qui adopte, la fin étant fixée, les moyens ajustés à elle ? Commande-t-elle aussi, au-delà de ce devoir de cohérence, de chercher les raisons objectives de croire et d’agir ? L’un des deux commandements est-il subordonné à l’autre ? À ce niveau, Pascal Engel explore des pistes distinctes, sans en fermer radicalement aucune, indiquant néanmoins sa préférence pour une rationalité-cohérence subordonnée à des raisons objectives de croire et de faire, donc à la connaissance de la vérité théorique et morale [9]. Un des moments les plus intéressants de l’ouvrage est quand l’auteur discute de la possibilité d’un rationalisme moral. Existe-t-il des raisons mettant en relation avec des faits moraux ? Sont-elles objectives ? Sont-elles accessibles aux agents et les motivent-elles ? Surviennent-elles, comme toutes les autres raisons, sur les états naturels des cerveaux ? En effet pas de monde des Idées, ni encore moins de Dieu chez Pascal Engel, mais pas non plus de naturalisme réductionniste, rêvant de réduire aux faits les normes. Et ces raisons morales, si elles existent, valent-elles vraiment inconditionnellement ? Face à ces questions, l’auteur tient autant à se démarquer de Hume (cela va de soi puisque le philosophe écossais soutient que ce qu’on appelle les obligations de la raison sont seulement les contraintes des désirs) que de Kant (puisque le déontologisme kantien rejette l’idée de fait moral, comme celle de raison externe et objective d’agir). C’est avec beaucoup de prudence alors que l’auteur explore ce que pourrait être le réalisme moral fort qu’exige sa conception correspondantiste de la vérité – tout en mettant en évidence à quelles objections majeures se heurtent toutes les formes qu’un tel réalisme a jusqu’à présent prises.
Le rationalisme que Pascal Engel appelle de ses vœux ne se réduit donc pas à la recherche de raisons vraies pour expliquer le monde humain, comme le monde non-humain ; si le développement de sciences explicatives va de soi dans le cadre d’un tel rationalisme, il reste insuffisant, car il commande aussi, pour être complet, de mettre au jour des raisons vraies pour non seulement expliquer, mais aussi justifier : justifier la recherche de la vérité et le respect des méthodes permettant de l’obtenir, autant que celle de la cohérence rationnelle et des fins supposément raisonnables. Reste que le scepticisme de l’auteur sur la possibilité d’accéder à de telles raisons ultimes est manifeste. Néanmoins il est impératif que les raisons objectives portant sur des questions moins fondamentales soient, elles, accessibles : aussi Pascal Engel cherche-t-il à réfuter les sciences cognitives quand celles-ci, dans un esprit naturaliste, s’emploient à réduire les raisons justificatrices à des rationalisations toujours intéressées au service des désirs ou quand elles soutiennent, plus radicalement encore, qu’il est illusoire d’attribuer à l’agent une capacité de distinguer le vrai du faux, la science n’étant expliquée que comme le résultat d’une recherche collective motivée par des intérêts et des désirs partagés. Contre cette dissolution de la raison comme faculté personnelle, l’auteur tient à défendre l’existence d’une capacité en chaque être humain, non seulement de formuler des raisons, mais en plus de les juger, de les rejeter et ainsi de les améliorer dans le sens d’une plus grande objectivité. Bien sûr cette capacité de la raison individuelle à produire et à évaluer les raisons s’exercera au mieux dans une « république épistémique » où les institutions éducatives, judiciaires, politiques plus généralement, supposeront les vertus épistémiques, les développeront et seront en retour perfectionnées par elles. Manifestement le rejet par l’auteur d’une conception exclusivement externaliste des raisons et donc l’acceptation d’une certaine dose d’internalisme viennent aussi à l’appui d’une démocratie « épistémocrate », où autant les citoyen-ne-s que les dirigeant-e-s sont en mesure de juger en vérité les raisons possibles de croire et d’agir [10].
En intitulant son épilogue Le rapport d’Uriel, Pascal Engel rappelle le lien qui l’attache aux positions de Julien Benda [11]. Mais il faut résister à la tentation de faire de l’auteur une réplique contemporaine de Julien Benda autant qu’à celle de voir en ce dernier un précurseur de sa pensée. Certes les deux ont un programme rationaliste globalement très semblable : Julien Benda, lui, l’a argumenté sans, bien sûr, les justifications très fines requises aujourd’hui par le débat philosophique (universitaire) contemporain alors que les vertus épistémiques de Pascal Engel le conduisent à chercher des raisons, sinon irréfutables [12], du moins sûres, en vue de justifier un programme rationaliste exigeant et ne laissant de côté ni la morale ni la politique ni même peut-être l’esthétique [13]. Mais l’auteur sait que la tâche est redoutable car les adversaires humiens, qu’il prend manifestement plus au sérieux que les nietzschéens, affinent aussi leurs raisons.
Notons que dominer l’ensemble des raisons à l’intérieur duquel l’auteur situe sa propre version du rationalisme serait plus aisé si étaient davantage traduits des philosophes comme Paul Boghossian et Timothy Williamson ou seulement traduits des penseurs encore insuffisamment connus en France comme Christopher Peacoke et Ernest Sosa [14]. Il faudrait en effet que le lectorat français ne dispose pas uniquement des seuls textes que Pascal Engel prend pour cibles…
Pascal Engel, Manuel rationaliste de survie, Agone, 2020, coll. « Banc d’essais », 312 p., 24 €.
Méthode pour déduire les principes rationnels
La nature de l'esprit est simple
Les principes rationnels, ayant pour but de ramener les choses à l'esprit, doivent introduire l'unité et l'ordre dans la multiplicité donnée.
Principes constitutifs de l'expérience
Temps et Espace
Substance
Définition de la substance
Comment l'univers apparaît, conçu sous la forme de la substance
Causalité
Vraie formule de principe de causalité
Comment l'univers apparaît, conçu sous la forme de la causalité
Finalité
Qu'est-ce que la fin?
Comment apparaît l'univers, conçu sous la forme de la finalité
Principe régulateur de la connaissance
Distinction des principes constitutifs et régulateurs
Principe d'identité et de contradiction
De la théorie des principes rationnels dans Leibniz
Lecture 19. La raison. Les données de la raison. (1) Les principes rationnels
Nous avons vu que les principes rationnels dérivent de la nature même de l'esprit. Si nous parvenions à saisir dans son essence la nature de l'esprit, nous en déduirions toute la suite des principes de la raison. En quoi consiste donc l'essence de l'esprit? Dans le besoin d'unité, de simplicité. L'esprit est simple, et ne comprend bien que ce qui est simple. Aussi ce que nous saisissons le mieux, ce sont les figures de géométrie car elles ne sont composées que d'espace, et l'espace est homogène. Ce besoin de simplicité est tel que, lorsque l'esprit examinera les choses concrètes, qui sont nécessairement multiples, il devra les voir par un biais qui lui permette de se les représenter comme simples. Sans doute, il ne les simplifiera jamais aussi absolument que des figures de géométrie mais il y introduira du moins une certaine unité, un certain ordre. Les lois de l'esprit, puisqu'elles en expriment la nature, ont donc pour but de nous représenter les choses dans un certain ordre avec une certaine unité. Nous ne voulons pas trancher la question de savoir si l'ordre exigé par l'esprit existe réellement dans les choses. Nous établissons seulement que cet ordre est exigé par la nature de l'esprit.
Les principes rationnels servent donc à mettre de l'ordre dans la connaissance. Sans avoir la prétention d'arriver à une déduction absolument mathématique des vérités nécessaires, nous allons essayer d'obtenir aussi régulièrement que possible les divers principes rationnels.
Ce qui est donné est multiple, et l'esprit veut [Lalande has crossed out "veut," but the marginal note replacing it is illegible] y mettre de l'ordre. Pour cela, il faut d'abord que tous les termes de cette multiplicité donnée dans l'expérience reçoivent une sorte d'ordre extérieur, c'est-à-dire que suivant leur nature ils soient localisés dans des milieux différents. Or, il y a deux grandes espèces de connaissances expérimentales, les intérieures et les extérieures. Nous devons donc localiser chacune de ces deux espèces d'états de conscience dans des milieux différents. Le milieu dans lequel nous situons les connaissances données par les sens, c'est l'espace. Celui dans lequel nous situons les connaissances données par la conscience, c'est le temps.
Donc, dès que commence l'expérience, l'esprit répartit les phénomènes en deux groupes qu'il projette l'un dans l'espace et l'autre dans le temps; dès qu'il pensera, il pensera les phénomènes psychologiques comme durant et les phénomènes extérieurs comme coexistant.
D'où se déduisent les deux principes rationnels suivants: Tous les états de conscience sont dans le temps, tous les phénomènes donnés par la sensation sont dans l'espace. [Note in right margin: "L'idée de la continuité du temps et de l'espace nous vient par la continuité de nos efforts musculaires."]
Mais ce premier ordre, tout extérieur ne peut suffire. Il faut qu'entre les choses, l'esprit conçoive un ordre supérieur. Entre les choses enfermées dans chacune de ces catégories, il y a certaines relations. L'esprit est en effet nécessairement amené à concevoir les phénomènes comme les modifications d'un être, d'une réalité indépendante de l'intelligence existant par elle-même et qu'on appelle la substance. D'où le principe rationnel suivant: Tous les phénomènes sont des modifications d'une substance.
Voilà donc un second classement déjà plus complet. L'esprit forme alors, parmi les divers phénomènes des groupes au centre desquels est un être. Mais quels sont les rapports des phénomènes entre eux?
Il est nécessaire qu'ils soient dans un ordre déterminé. L'esprit en effet ne peut concevoir un phénomène sans supposer un autre phénomène comme condition du premier. On nomme le premier cause, le second effet. D'où le principe rationnel: Tout phénomène a une cause. Nous ne disons pas: tout effet a une cause. Ce serait trop évident. Mais l'idée de phénomène n'implique pas l'idée de cause comme ferait le mot effet. C'est sous l'influence du principe de causalité que nous nous représentons le monde comme composé d'immenses séries de phénomènes où chaque terme est effet d'un côté, cause de l'autre.
Mais cet ordre est encore insuffisant. Entre ces diverses séries, il y a des rapports à établir. L'esprit est ainsi amené à se représenter ces séries de phénomènes comme convergeant vers certains points qui en sont la fin, le but commun. D'où le principe rationnel: Tout phénomène ou toute série de phénomènes a une fin. Quand nous pensons le monde sous la forme de la finalité, nous nous le représentons comme formé de systèmes aboutissant à un même centre. [Note in left margin: "Kant n'admet pas d'origine a priori du principe de finalité. Selon lui l'esprit n'affirme pas que tout phénomène a une fin; l'esprit serait [illegible phrase] "heureux," il en fut ainsi."]
Nous avons donc cinq principes rationnels, grâce auxquels nous connaissons les choses, et que Kant nomme pour cette raison principes constitutifs de l'expérience. Ce sont les principes de temps, d'espace, de substance, de causalité et de finalité.
Ces divers principes constituent notre connaissance. Mais notre connaissance une fois constituée a elle-même ses lois, nos connaissances ayant entre elles certaines relations. D'où l'on tire un nouveau principe nommé par Kant, le principe régulateur de la connaissance. C'est le principe dit d'identité et de contradiction. Il s'énonce ainsi: Tout ce qui est, est; une chose ne peut pas être au même moment et au même point de vue elle-même et son contraire. Telle est la loi qui détermine les relations de nos connaissances.
Leibniz avait déjà vu qu'il y avait deux sortes de principes dans les vérités nécessaires. Il réunissait ceux que Kant nomme principes constitutifs dans celui de raison suffisante, et mettait en regard le principe d'identité. [Lalande note: "Leibniz faisait même dériver le principe d'identité et de contradiction du principe de raison suffisante. Mais c'est là une déduction et toute déduction est basée sur le principe d'identité et de contradiction. Il y a là un cercle vicieux. "Il y a deux grands principes de nos raisonnement: l'un est le principe de la contradiction qui porte que de deux propositions contradictoires, l'une est vraie et l'autre fausse; l'autre est celui de la raison déterminante, c'est que jamais rien n'arrive sans qu'il y ait une cause ou du moins une raison déterminante, c-à-d [quelquechose] qui puisse servir à rendre a priori pourquoi cela est existant plutôt que de toute autre façon." Leibniz, Théodicée 44.]
N'admettant pas le temps et l'espace comme donnés a priori, il énonçait ainsi le premier des deux principes qu'il admettait: Tout ce qui est a une raison d'être.
Quoiqu'il en soit, il y a deux espèces différentes de principes rationnels; les uns règlent les acquisitions de connaissances; les seconds, les connaissances acquises. Ces derniers sont les lois du raisonnement, les fondements de la logique.
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