686 liens privés
Quand la musique servait à torturer les prisonniers des camps nazis
Une exposition revient sur l’usage de la musique dans les camps de concentration et les centres de mise à mort pendant la Seconde Guerre mondiale.
« Elles sont gravées dans notre esprit […] car elles sont la voix du Lager [le terme allemand qui désigne les camps, NDLR], l'expression sensible de sa folie géométrique. […] Aujourd'hui encore, quand une de ces innocentes chansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons notre sang geler dans nos veines et nous prenons conscience qu'être revenus d'Auschwitz tient du miracle », a écrit Primo Levi dans le récit qu'il a tiré en 1947 de son expérience concentrationnaire (Si c'est un homme – Se questo è un uomo en version originale). Une exposition* organisée au Mémorial de la Shoah à Paris donne à comprendre le sens de ce passage.
Loin de l'image qu'on a parfois voulu lui voir jouer comme « instrument de résistance » dans les camps, la musique fut, de fait, mise à contribution dans l'entreprise d'anéantissement nazie comme instrument de torture. Une douzaine de mélodies répétées tous les jours, matin, midi et soir (marches militaires et chansons populaires) scandaient la vie des déportés. Joués de manière lancinante, ces airs étaient indissociablement mêlés aux pires moments de la vie des prisonniers.
Perversité absolue
L'une des rares photos de l'orchestre d'Auschwitz en 1941. © DR
La perversité des tortionnaires nazis était immense. Si certains d'entre eux, tels les « médecins » Johann Paul Kremer et Josef Mengele, prétendaient pleurer en écoutant du Wagner ou du Schumann, ils n'en accompagnaient pas moins de musique leurs expérimentations sanguinaires. Et les SS demandaient souvent aux Juifs de chanter des psaumes et des airs liturgiques peu avant de les abattre.
La musique avait plusieurs rôles dans les camps. « Elle assurait d'abord une fonction de coordination, visant la synchronisation des pas et des mouvements. Les airs militaires y étaient prégnants, imposant une pulsation martelée à des moments clés de la journée. La musique était aussi intrusive : chaque bloc disposant de haut-parleurs qui diffusaient des hymnes visant à « rééduquer » les déportés mais aussi à les priver de sommeil », expose Élise Petit, commissaire de l'exposition.
Au cœur du système concentrationnaire se trouvaient les Volkslieder : des airs que les détenus étaient obligés de chanter sous peine de sanction. Parmi ces derniers, des Kampflieder (les chants de combat comme « Alte Kameraden » / « Vieux camarade ») et des chants de marche (tels « Ich hatt' einen Kameraden » / « J'avais un camarade »). À Buchenwald, un commando de travail surnommé les « Chevaux chantants » était exclusivement composé de détenus juifs, assujettis à tirer une charrette remplie de pierres tout en chantant à tue-tête.
La place de la musique surprenait les prisonniers dès leur arrivée. C'est au son d'airs populaires ou d'extraits de musique de chambre que les déportés de certains convois descendaient des trains de marchandises dans lesquels ils avaient été entassés pendant plusieurs jours pour rejoindre les camps. On forçait les prisonniers des camps de travail à les chanter en travaillant, mais aussi à les fredonner en étant battus. « Les SS appelaient ça de « la chicanerie » », poursuit Élise Petit qui enseigne l'histoire et la musicologie à l'université de Grenoble.
Une bande-son entêtante
Punitions et exécutions étaient systématiquement accompagnées de chansonnettes entêtantes. Pour les mises à mort, des airs tirés de films populaires et des chansons sentimentales détournées de leur sens premier étaient ainsi joués. Les paroles faisaient alors un écho ironique à la réalité atroce du moment. Les nazis faisaient souvent chanter « J'attendrai ton retour » pour célébrer la capture d'un évadé et « Es geht alles voüber, es geht alles vorbei » / « Tout passe, tout s'en va » au moment où se formaient les pelotons d'exécution. Les communistes devaient, quant à eux, entonner l'Internationale lorsqu'ils creusaient leurs propres tombes. Comme le rapportent plusieurs témoignages du camp de Sonnenburg.
Chaque camp était doté d'un orchestre. Les premières formations musicales avaient vu le jour, dès le printemps 1933, dans les lieux de détention destinés aux opposants politiques. « Les autorités allemandes se sont alors mises à recenser les musiciens pour constituer des ensembles », expose l'historienne Tal Bruttman, qui cosigne le catalogue d'exposition. Le recrutement se faisait dès l'arrivée lorsque les prisonniers devaient déclarer leur profession au moment du premier interrogatoire. À Buchenwald, le commandant Karl Otto Koch, aussi mélomane que sadique, voulait que l'hymne composé pour son camp soit chanté parfaitement juste par les détenus. Il organisait donc des heures de répétition qui avaient lieu après l'appel et qui s'étiraient dans la journée. Dans le cadre de ces séances, la musique était devenue complètement destructrice : la violence de l'exercice visant à la dépersonnalisation des individus chantant à l'unisson.
Des fanfares pour duper les visiteurs
Les musiciens étaient dotés d'un uniforme spécifique. À Dachau, Hans Loritz, son premier commandant, avait ainsi distribué aux membres de l'orchestre des vestes récupérées sur des soldats alliés tombés au front. « Même chose à Buchenwald et à Auschwitz, où des fanfares devaient parader à chaque visite officielle, histoire de les duper sur la finalité véritable de ces camps d'extermination », énonce Élise Petit.
Si l'enrôlement dans les orchestres a, sur le moment, pu être perçu comme une chance de survie, il a cependant été lourd de conséquences chez les musiciens qui en faisaient partie. « Ils avaient eu l'impression d'avoir collaboré à la machine de mort. Et cela a pu laisser des séquelles durables chez eux », explique Juliane Brauer. Plusieurs anciens musiciens des camps témoignent ainsi de leur culpabilité d'avoir survécu aux horreurs nazies dans une série de vidéos diffusées dans l'exposition. De fait, plusieurs épisodes particulièrement sanglants du processus génocidaire sont indissociables de certains airs qui sont donnés à écouter au casque dans le Mémorial. Comme à Maïdanek, où des valses de Johann Strauss furent diffusées en continu le 3 novembre 1943 pour couvrir les cris des 18 000 Juifs assassinés ce jour-là.
La musique n'en restait pas moins pratiquée dans les baraquements par les déportés pour prier ou tenter d'oublier leur quotidien. Comme en témoignent des instruments de fortune ou des partitions retrouvées après-guerre, mais aussi le témoignage glaçant de Chil Rajchman, un chantre de synagogue, qui décrit l'ambivalence des sentiments qu'il éprouvait en entonnant les airs de Pessah au cœur de l'usine de mort de Treblinka.
*La Musique dans les camps nazis, exposition au Mémorial de la Shoah jusqu'au 24 février 2024. Ouvert du dimanche au vendredi de 10 heures à 18 heures, 17 rue Geoffroy l'Asnier, Paris 4e.
Carte blanche. Pour le philosophe et écrivain Jean-Pierre Faye, soixante-dix ans après, il faut enfin admettre que ce sont trois grands esprits philosophiques – Heidegger, Jünger et Schmitt – qui ont fait le lit d'Hitler.
L'un des mots les plus usités dans l'après-guerre et qui, aux Etats-Unis, remplit des salles entières d'ouvrages sous ce titre, c'est "déconstruction" – et c'est le même terme en langue anglaise : deconstruction. Curieusement sa source initiale vient d'un mot allemand lui-même peu usité, employé une seule fois par le philosophe Heidegger (1889-1976) : Abbau.
Or le paradoxe, c'est que ce mot abondant et innocent en langue américaine, prend sa source chez ce philosophe allemand que nous révérions dans les années de guerre et d'après-guerre. Et pour découvrir, longtemps après la seconde guerre mondiale, qu'il a pris parti pour le IIIe Reich. Au côté du juriste Carl Schmitt (1888-1985), aujourd'hui encore enseigné – paradoxalement – comme référence en matière de droit constitutionnel de "l'Etat souverain", notamment par nos amis italiens.
Mais existe-t-il des écrits vraiment nazis de Heidegger, le philosophe auquel allait notre respect en raison de ses essais "existentiels" des années 1920 ? L'honnêteté de la lecture découvre en effet chez lui des écrits politiques marqués plus gravement encore que ceux de son ami l'écrivain et essayiste Ernst Jünger (1895-1998), l'auteur, dès 1930, de La Mobilisation totale (Die totale Mobilmachung), traduite en français et publiée chez Gallimard en 1990.
"L'ETAT TOTAL"
Ceux-ci se prolongent chez l'ami Carl Schmitt, l'idéologue de "l'Etat total", à qui Hitler devra, pour une très grande part, d'avoir reçu le pouvoir en 1933 – par l'effet même de la conférence sur le totale Staat que Schmitt donne, le 23 novembre 1932, devant les représentants de la grande industrie. Une amitié intensément politique lie alors Heidegger à Jünger et, par lui, à Carl Schmitt. C'est le triptyque des noms qui dessine un temple d'acceptation pour l'idéologie propagée par la furie hitlérienne.
Il faut lire les écrits politiques d'Heidegger en 1933-1934 pour saisir ces enjeux. Dès son "Appel aux étudiants" du 3 novembre 1933, il prononce : "Le Führer lui-même et lui seul est la réalité allemande d'aujourd'hui et de demain…" Et sa "Profession de foi en Adolf Hitler", la Bekenntnis zu Adolf Hitler en décembre 1933, décrit le Führer comme l'instant de "retourner à l'essence de l'Etre". Le Führer devient une ontologie…
Bien pire, son "Appel pour le service du travail", le 23 janvier 1934, souligne "l'empreinte préfigurée dans le Parti national-socialiste ouvrier allemand". Ce parti dont le nom est raccourci par Goebbels en Parti nazi-sozi, ou en version courte : Nazi. Il s'agira en effet des camps de travail, salués par Heidegger comme "le bienfait qui émerge du mystère vivifiant qu'est l'avenir nouveau de notre peuple"… Le délire nazi atteint son apogée.
Car au même moment surviennent d'autres camps de travail, dits "camps de concentration", qui couvrent le territoire national. Durant la seconde guerre mondiale, apparaissent en Pologne ceux qui sont nommés secrètement les camps d'extermination, les Vernichtungslager.
Or le 1er mai 1933, Heidegger et Carl Schmitt adhèrent au Parti nazi. Il faut souligner le fait que l'adhésion au parti unique est difficile dans le Reich hitlérien. Contrairement à l'Italie mussolinienne, où tout le monde prend sa carte, comme la "carte du pain". Il y aura 24 millions d'adhérents au Parti fasciste, 8 millions seulement au parti hitlérien. Le geste de l'adhésion est donc grave et contrôlé. Heidegger, dans son cours de décembre 1933 sur Héraclite…, énonce la nécessité de "l'attaque", dans le but "d'effectuer l'extermination totale".
LES CAMPS D'EXTERMINATION
Ce terme terrible va marquer les Vernichtungslager, les camps d'extermination hitlériens de 1942-1945. Surgis dans la Pologne anéantie : à Chelmno, à Belzec, Auschwitz-Birkenau, Maïdanek, Sobibor, Treblinka… Ce terme s'inscrit dans la plus terrible réalité de l'Histoire. Heidegger aura-t-il connaissance de ce qui a lieu dans les camps de Pologne ? Jünger note dans son journal ce qu'il entrevoit en 1943 à Lodz, en deçà du front de l'Est…
Mobilisation totale, Etat total, extermination totale : ces trois formules dessinent l'Europe en état de guerre. Jünger, Carl Schmitt, Heidegger prononcent en ces termes le réel le plus dangereux et la même terreur politique croissante.
Pour l'anniversaire de Jünger en 1955, tous trois se joignent dans un séminaire commun. Les trois se retrouveront dans le même volume d'idéologie et d'hommage. C'est ce jour-là, qu'Heidegger va improviser un sens nouveau pour le terme Abbau, "déconstruction". C'est le terme final qui prolonge la trilogie terrible des trois amis dans la seconde guerre mondiale.
Carl Schmitt ? Ce juriste est un ami de longue date pour Jünger, ce dont témoigne son journal posthume, comme Jünger devient l'ami intense d'Heidegger. Carl Schmitt a donc en décembre 1932 donné sa conférence décisive devant ce qui se nomme "l'Union au Long Nom", réunissant les plus grands de la grande industrie. La conférence de Schmitt devant un tel auditoire culmine dans l'exigence de fonder "l'Etat total" – Etat qui doit s'affirmer "total au sens de la qualité et de l'énergie"… Un Etat qui s'attribue "les moyens de la puissance"…
Ainsi l'Etat total est-il défini par Schmitt en opposition à l'Etat "quantitativ total", celui qui se retrouverait gonflé d'entreprises nationalisées… Au contraire, "l'Etat total en ce sens est un Etat fort… Il est total au sens de la qualité et de l'énergie, comme l'Etat fasciste se nomme "Stato totalitario"", précise Carl Schmitt, reprenant les termes du fascisme italien. Mais qui sait aujourd'hui que le mot "totalitaire" est une improvisation mussolinienne ?
Voici surgir la doctrine de Schmitt sur les "nouveaux moyens de puissance". Nous sommes le 23 novembre 1932. Dans un mois et une semaine, l'ex-chancelier von Papen, dont Schmitt est l'avocat, et dont le chancelier Schleicher a pris la place, aura préparé la "combinaison" du 30 janvier 1933. Donnant le pouvoir au caporal Hitler, méprisé et haï par le président Hindenburg, qui pourtant le nomme chancelier du Reich.
"LES MOYENS DE LA PUISSANCE"
La formule de Schmitt souligne les enjeux : "L'Etat total" est l'Etat des "moyens de puissance", et non des socialisations, il se gonfle de police, et non d'entreprises socialisées. Le totale Staat hitlérien vient prendre la relève du Stato totalitario fasciste. Car le mot "totalitär" n'est pas un terme hitlérien : il est refusé comme "trop libéral" par le juriste nazi Wilhelm Stuckart, celui dont Eichmann sera le subordonné.
Mais l'argument schmittien a convaincu l'industrie lourde. Ses membres se réuniront plus officiellement pour adresser leur "Supplique" au président du Reich Hindenburg, et finalement le convaincre de confier le pouvoir au "Chef du grand mouvement" (sans le nommer) qui jusque-là "s'est tenu à l'écart"…
Par Carl Schmitt, juriste spécialisé dans le droit d'Etat, est donc apparue cette proposition grave, dans sa conférence de novembre 1932 : c'est la figure de "l'Etat total" – cette formule dangereuse d'où va survenir le mot "totalitarisme", aujourd'hui courant, exploré plus tard par Hannah Arendt, qui va pourtant méconnaître son origine mussolinienne.
On peut sous-estimer la magie toxique de ces creuses formules. Et négliger le lien étroit entre Carl Schmitt, Heidegger et Jünger, le porteur de la mobilisation totale. Car ce triumvirat va demeurer en marge du IIIe Reich qui survient. Mais Jünger l'a annoncé, par sa formule explosive. Carl Schmitt l'énonce violemment en termes de "droit" – ou de "contre-droit"…
Et Heidegger le consacre, dans une adhésion exprimée par la référence à "l'être"… Quand dans sa "Profession de foi en Adolf Hitler", il déclare en décembre 1933 à Leipzig que le Führer vient "retourner à l'essence de l'Etre", la langue hitlérienne d'Heidegger prend la portée dérisoire d'une "science de l'Etre", d'une ontologie…
"PHILOSOPHIE DU NATIONAL-SOCIALISME"
Tel est le terrible enchaînement des langages. Le "Cours d'été" heideggerien de 1935, qui paraîtra en 1953 sous le titre "Introduction à la métaphysique", s'achève sur ces mots : "Ce qui est mis sur le marché comme philosophie du national-socialisme (…) n'a rien à voir avec la vérité interne et la grandeur de ce mouvement…" Quelle est cette "vérité interne" du nazisme pour Heidegger ? Où l'emphase d'une prétendue vérité rencontre-t-elle la fureur meurtrière ?
Elle vise un "ennemi intérieur"… Elle le nomme étrangement "l'Asiatique" – fantasme inouï, que le maréchal nazi von Reichenau précisera lourdement en 1942, félicitant le Führer de parer au "danger judéo-asiatique". Là s'annonce le massacre acharné des juifs de Russie et de l'Europe occupée.
Heidegger affirme même en 1935 que "le vrai et unique Führer fait signe dans son être vers le domaine des demi-dieux…". Qualité que souligneront les Œuvres complètes. Pour ce "demi-dieu" se prépare cette totale fureur sacrificielle ?
Ainsi les trois amis, Schmitt, Jünger, Heidegger – l'étrange trio des penseurs – contribuent au langage de ce Reich qui dévaste l'Europe de la seconde guerre mondiale. Tous trois se retrouvent donc en 1955 pour fêter l'anniversaire de l'un d'eux, Jünger. A l'occasion de cette fête, Heidegger décrira ce qu'il nomme l'Abbau, que le philosophe français Gérard Granel (1930-2000) traduira par la "déconstruction".
Cette inflation des langages débouche dans ce qu'Heidegger revendique à son compte comme "la Terreur". Cette terreur aura suscité de surcroît pour notre avenir l'arme de la destruction absolue.
Le Monde
Les nazis, le QI et la bonté
Si le quotient intellectuel joue un rôle important dans notre destin, il ne garantit en rien les valeurs morales d'un individu, sa bonté ou son altruisme.
La mesure de l'intelligence est un sujet éminemment politique et passionnel depuis longtemps. On imagine que l'Allemagne du IIIe Reich en était fanatique. En réalité, les tests de quotient intellectuel (QI) y étaient quasiment interdits. Les dirigeants hitlériens craignaient que les juifs ne se servent de bons résultats aux tests pour accroître leur pouvoir et légitimer leur influence, notamment dans les domaines scientifique et universitaire. Deux auteurs allemands, F. Becker et E. Jaensch, expliquaient, en 1938, que la mesure de l'intelligence serait un instrument de la "juiverie" pour fortifier son hégémonie. Staline bloqua pour sa part les travaux d'Alexander Luria sur les capacités intellectuelles pour éviter que les "bourgeois" s'en servent comme outil politique.
Le QI, tabou de l'extrême gauche à l'extrême droite
En France, Pierre Bourdieu, notamment, dans un article intitulé "Le racisme de l'intelligence", expliqua également qu'il fallait refuser la mesure de l'intelligence et bloquer les études sur l'origine des différences de capacités cognitives. Selon lui, les résultats de ces études permettraient à la classe dominante de justifier ses privilèges du fait de ses meilleures capacités intellectuelles. Le QI est donc un vieux tabou de l'extrême gauche à l'extrême droite !
Fils de juifs émigrés d'Autriche, Gustave M. Gilbert devient psychologue militaire au cours de la Seconde Guerre mondiale. Germanophone, il est envoyé à Nuremberg en 1945 et officie en tant que psychologue de la prison pour les détenus jugés comme criminels de guerre. Il devint le confident de Wilhelm Keitel, Hermann Göring, Joachim von Ribbentrop... en passant sous silence dans un premier temps le fait qu'il était juif. La plupart des bourreaux nazis refusèrent de lui parler quand il leur avoua la "vérité".
Gilbert participa au procès de Nuremberg en tant que psychologue en chef de l'armée américaine. Il publiera son expérience dans Nuremberg Diary, en 1947, dans lequel il raconte en détail ses entretiens avec les nazis en s'affranchissant du secret professionnel, lequel concerne aussi les psychologues et interdit normalement de révéler le contenu des entretiens. On a d'ailleurs reproché à Gilbert de traiter les criminels de guerre mis à sa disposition comme des souris de laboratoire.
Rien à voir avec les valeurs morales
Lors de ce procès, les psychologues ont pu mesurer le QI de tous les tortionnaires nazis, à l'exception de Hitler, Himmler et Goebbels, qui s'étaient suicidés (Göring a été testé avant son suicide, survenu au cours du procès, dans sa cellule). Tous avaient des QI supérieurs à la moyenne et beaucoup étaient surdoués, ce qui bouleversa les psychologues américains. Gilbert rappelle à cette occasion que le QI n'est qu'une évaluation de "l'efficience mécanique de l'esprit, et n'a rien à voir avec le caractère et les valeurs morales". Les chefs nazis étaient, pour la plupart, très intelligents, ce qui les a rendus encore plus dangereux. Le QI prédit relativement bien de multiples aspects de notre vie sociale, professionnelle et intellectuelle, à quelques exceptions près.
Les grands joueurs d'échecs, par exemple, ont en moyenne des QI relativement modestes. L'influence du QI sur la sécurité routière se révèle choquante : les hauts QI ont trois fois moins d'accidents mortels de la route (50 pour 10 000 conducteurs) que les bas QI (147 pour 10 000) ! Ce qui est logique : la chercheuse Linda Gottfredson fait remarquer qu'un haut QI est associé à de bons réflexes et à une bonne capacité d'anticipation des risques...
Juristes, économistes, linguistes, philosophes ou historiens, ils ont été nombreux, ces intellectuels allemands, éduqués, cultivés, à choisir de s’engager au sein des organes de répression du Troisième Reich. Ils ont théorisé et planifié l’élimination de vingt millions d’individus de race prétendument « inférieure ». Comment et pourquoi ces personnes « éduquées », ces intellectuels, ont-ils pu glisser vers l’innommable, alors qu’ils étaient censés posséder les clés de compréhension de cette idéologique destructrice qu’était le nazisme ?
C’est à ces questions – et aux vôtres – que l’historien Christian INGRAO, spécialiste du nazisme et du phénomène guerrier, est venu répondre pour la seconde fois !
La faute des intellectuels allemands (Par Jacques de Saint Victor Publié le 25/09/2013 à 16:11)
Le rôle joué par les universitaires dans la machine nazie fut important. Hitler et les professeurs, document écrit en 1946 par Max Weinreich, le prouve.
Ce livre est un document historique. Il a été écrit en 1946 par un spécialiste de la culture yiddish pour essayer de comprendre le rôle joué par les universitaires dans la machine nazie. On sort de sa lecture avec un effroi constructif: la pensée, elle aussi, peut tuer. Les constructions théoriques des professeurs allemands ont «fourni les idées et les techniques qui ont conduit à un massacre sans précédent et l'ont légitimé».
Max Weinreich insiste en effet sur cette fonction de légitimation. Il démontre que les auteurs nazis de la première heure n'avaient pas un corpus intellectuel suffisant. Les élucubrations de Mein Kampf ou les écrits de Rosenberg n'étaient pas tenus en grande estime par les Allemands cultivés. Même Les Protocoles des Sages de Sion, antérieurs au nazisme, étaient l'objet de railleries, rappelle Weinreich, qui fut témoin de ce mépris d'avant-guerre. Le nazisme eut donc besoin d'une légitimité académique.
Une légitimité
Aussi, ce sont des professeurs pour beaucoup aujourd'hui oubliés qui, en se ralliant au régime, lui donnèrent à partir de 1933 une forte légitimité. Les nazis firent d'ailleurs très attention à ceux qu'ils nommaient comme recteurs; aussi le cas Heidegger est-il sans appel.
Pourtant, la lecture de Weinreich montre que le philosophe, en raison du langage abscons propre à sa discipline, n'avait pas le poids que la polémique philosophique lui a donné depuis quelques décennies. «Il formule sa pensée dans le langage scientifique auquel il est accoutumé», souligne Weinreich, pour en limiter l'impact.
En revanche, l'impact des juristes comme Carl Schmitt fut bien plus important. Ce brillant professeur de droit savait écrire. Son style précis et accessible lui a permis de toucher les Allemands. Sa fameuse dialectique de «l'ami/ennemi» joua ainsi un rôle central dans «le processus de nazification», prétend Weinreich. L'essai de ce dernier, très aisé à lire, représente, comme le dira sir Martin Gilbert, «un réquisitoire sans appel contre l'élite intellectuelle allemande». Il est à relire aujourd'hui pour saisir la puissance oubliée des idées. Bonnes ou mauvaises.
«Les nazis étaient souvent lettrés et savants»
Ajouter l'article à vos favoris Retirer l'article de vos favoris
Entretien
Spécialiste de la période nazie, le Français Johann Chapoutot est l’une des figures phares du Festival Histoire et Cité qui commence ce mercredi à Genève. Il décrit les fondements culturels parfois sophistiqués d’un système monstrueux
Mais comment fait-il, le docteur Wilhelm Bayer, pour ne pas ciller devant les juges? La charge est accablante: on l’accuse, lui et dix-sept collègues, de la mort de 56 enfants entre 1939 et 1945, à l’hôpital de Hambourg. Imperturbable, il explique que les victimes étaient si diminuées qu’elles n’étaient pas tout à fait des êtres humains. Et qu’au nom de la vitalité de la race, il fallait «éliminer ces vies indignes d’être vécues». Platon ou Sénèque ne pensaient pas autrement, assène-t-il encore.
Cette scène, classique, sidérante toujours, ouvre La Loi du sang, penser et agir en nazi, radioscopie magistrale de la culture hitlérienne, des normes au nom desquelles des centaines de milliers de docteurs Bayer, têtes bien faites, ont agi entre 1933 et 1945. Son auteur, Johann Chapoutot, est l’hôte de marque du Festival Histoire et Cité, qui s’ouvre ce mercredi à Genève. Le Français montre comment universitaires, médecins, savants, juristes ont épousé le nazisme, corps et âme. Certains se sont peut-être sentis embrigadés. La plupart ont communié dans une vision biologique, nationaliste et raciste du monde, en toute bonne foi.
Le docteur Bayer, qui bénéficiera en 1949 d’un non-lieu, avait le choix, suggère Johann Chapoutot, spécialiste de la culture nazie qui donnera ce jeudi une conférence sur la naissance de l’individu libre dans l’Allemagne de la fin du XIXe. Cet exposé s’inscrit dans une édition du festival consacrée à la question de la liberté, justement, celle que proclament les révoltés de la place Tahrir, celle qui anime Martin Luther King et Malcolm X dans leur lutte pour les droits civiques. A l’aube du XXe siècle, les sujets de Guillaume II prennent leur envol sur le tremplin de l’individualité, dans une angoisse inavouée qui nourrira peut-être, après le choc de 14-18, le fantasme d’une communauté sans mélange.
Le Temps: Quel est l’homme nouveau que les nazis veulent imposer?
Johann Chapoutot: Il n’est pas nouveau, justement. Leur modèle est le Germain, archétype du courage, de la vitalité, un guerrier, mais pas un belliciste, qui évolue en parfaite harmonie avec la nature. Les nazis s’inscrivent dans un mouvement banal, qui est le retour au paradis perdu. Il faut revenir à l’archaïque, à ce Germain dont les Grecs et les Romains portent l’héritage. Et pour cela, il faut mettre fin à l’aliénation que font subir au peuple allemand le christianisme, le judaïsme, les Lumières, le communisme, tous ces courants universalistes.
Pourquoi ce rejet de l’universalisme?
Parce qu’il a contribué à dissoudre la race germanique, porté d’abord par les baïonnettes de l’armée française après la Révolution de 1789 jusqu’au traumatisme de la bataille d’Iéna en 1806. Les nazis se réclament du particularisme de la race, ils estiment que chaque race produit une morale et un droit valables pour elle. Dans cette vision, les Juifs sont considérés comme un agent ennemi qui a créé le christianisme pour abattre le peuple germanique et imposer leur doctrine des deux mondes, selon laquelle la vie terrestre est une épreuve, en vue d’un accomplissement ultérieur. Le Germain originel est heureux ici-bas. Les idéologues nazis prétendent ainsi que christianisme et judaïsme ont dénaturé l’humanité. Eux, ils prétendent réenchanter le monde.
Naturisme, défense des animaux, végétarisme, danse à ciel ouvert: les nazis recyclent des pratiques propres aux communautés utopistes du début du XXe siècle, celles qui font de Monte Verita, au bord du lac Majeur, le foyer d’un renouveau. Comment expliquer cette continuité?
La Kulturkritik est un mouvement hétérogène, qui appelle à changer son mode de vie et de pensée comme à Monte Verita, à contester une industrialisation aliénante, etc. Ce mouvement est traversé par des courants divers, communistes, spiritualistes, nationalistes et racistes aussi, comme toute cette mouvance pour qui le retour à la nature doit être un retour à la race.
Le nazisme en tant que culture serait donc une synthèse du temps?
Le nazisme n’est pas un ovni par rapport à l’époque. Quand on se penche sur ses fondements, on est frappé par la banalité de sa vision du monde: l’idée du paradis perdu est une rengaine rousseauiste, l’antisémitisme est une constante européenne, l’idée de sursaut national est en vogue… Tout cela n’a rien de proprement allemand. Ce qui l’est, en revanche, c’est l’obsession de l’espace vital, qui est une conséquence de la révolution démographique que le pays a connue. Entre 1870 et 1914, la population a crû de 27 millions, d’où cette angoisse d’être un «peuple sans espace».
En vous lisant, on est effaré par le nombre d’intelligences qui servent l’idéologie nazie. N’y a-t-il pas une part d’opportunisme, malgré tout?
Elle est faible. On doit faire à tous ces intellectuels le crédit de la sincérité. Ils ne se déclarent pas nazis pour la galerie. Il suffit de lire les journaux intimes et les correspondances pour saisir qu’ils sont convaincus. Les idées auxquelles ils adhèrent, ils les professaient avant 1933 et ils les défendront après la guerre encore. Le général Otto Ohlendorf, par exemple, responsable de la mort de dizaines de milliers de Juifs, dira que le nazisme a répondu à la crise morale qui a été la sienne dans les années 1920. Comme avec le docteur Bayer, on est dans l’idéologie pure et dure.
Qu’avez-vous découvert que vous n’imaginiez pas en épluchant pendant des années des milliers de documents?
Comme ces crimes en chaîne dépassent l’entendement, on a tendance à penser qu’on a affaire à une clique de fous ou de barbares. Or, plus vous allez de l’avant, plus vous réalisez que ce sont souvent des personnes très aimables, bons pères de famille, bons maris, amis des bêtes, végétariens parfois. Le nazisme n’a rien d’exotique, il participe de notre culture, il puise dans nos humanités, latine et hellénique, et il interroge notre humanité.
Quelle conclusion en tirer alors?
Le nazisme n’était pas une fatalité, malgré un contexte qui le favorisait. Ces gens ont fait un choix, ils n’ont pas été emportés par une mécanique. Il y a des Allemands qui ont fait d’autres choix.
Est-ce qu’au vu des crispations nationalistes, du repli identitaire, un avatar du nazisme est imaginable?
Non, je ne le pense pas. D’une part, le nazisme s’enracine dans la Grande Guerre et l’humiliation de la défaite. Sa violence est justifiée par celle des tranchées. D’autre part, l’extrême droite contemporaine, même raciste, ne peut s’appuyer sur aucun fondement intellectuel et scientifique. Dans la première partie du XXe siècle, le racisme est un concept heuristique reconnu dans les sciences humaines et naturelles. Des linguistes, des biologistes, des anthropologues fondent leurs recherches sur cette vision. C’est aujourd’hui impensable.
La Loi du sang, penser et agir en nazi, Gallimard, 570 p.