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Pablo Servigne se définit comme collapsologue et chercheur in(Terre)dépendant. Ingénieur agronome et docteur en biologie, il est connu pour avoir écrit avec Raphaël Stevens « Comment tout peut s’effondrer, petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes». Un ouvrage synthétisant les travaux de plusieurs chercheurs, qui envisage très sérieusement l’effondrement de notre civilisation dans un futur proche. Les auteurs y démontrent que le réchauffement climatique, le pic pétrolier, la raréfaction des énergies fossiles, le système financier hors sol, la mondialisation et la consommation sont autant d’ingrédients d’un monde complexe et interconnecté nous exposant à un effondrement systémique mondial. Une première dans l’histoire de l’humanité.
En même temps qu’il prenait conscience que la trajectoire de notre civilisation n’était pas viable, Pablo Servigne s’interrogeait sur le bouleversement que ce message, difficile à accepter, provoquait. Très vite, c’est alors posée la question du comment vivre avec ces mauvaises nouvelles. Les crises à venir vont-elles provoquer la guerre, un monde sans pitié à la Mad Max ? Ou, au contraire, vont-elles faire resurgir l’altruisme et la solidarité ?
Depuis l’écriture de « Comment tout peut s’effondrer », en 2015, Pablo Servigne a co-écrit d’autres ouvrages permettant d’apporter matière à réflexion sur le monde de demain : « Une autre fin du monde est possible » sorti en octobre 2018 et « L’entraide l’autre loi de la jungle » publié en 2017.
C’est pour nous parler de ce dernier ouvrage, que ce chercheur passionné par le thème de l’entraide était invité au salon Marjolaine, vendredi 9 novembre 2018.
Plongée au coeur de l’entraide
Pablo Servigne commence sa conférence en évoquant le buzz de certaines vidéos Yutube où des animaux s’entraident, parfois entre différentes espèces. Puis il ajoute : « Ce qui me fascine c’est de voir qu’on est fasciné par ces vidéos. » Notre imaginaire est plutôt habitué aux images du plus fort qui mange le plus faible. « On parle de la loi de la jungle comme d’un monde sans pitié. Or, avec Gauthier Chapelle, nous avons fait un tour d’horizon des recherches en cours, et nous avons trouvé de l’entraide à de nombreux niveaux ».
Au fil du discours de Pablo Servigne, le public découvre un monde tel que nous ne l’imaginions pas, tout du moins pour le néophyte. La forêt n’est plus un lieu de compétition à la recherche de la lumière, mais un système d’échanges et de coopération où les arbres les plus robustes alimentent en sucres des espèces plus faibles. La coopération avec les bactéries est également primordiale. Il existe des bactéries qui transforment l’azote contenu dans l’atmosphère en nitrates (Ndlr : comprenez engrais par nitrates). Ces mêmes bactéries trouvent refuge dans des racines. « Nous ne disons pas que la compétition n’existe pas, mais que l’altruisme est partout », souligne Pablo Servigne. Et de continuer « C’est merveilleux ce que l’on a découvert, cela a bouleversé notre façon de voir le monde. Depuis 3,8 milliards d’années, l’entraide est partout, tout le temps. »
Et l’être humain dans tout ça ?
« Déjà, le fait de nommer la nature montre que l’on en est séparé », explique Pablo Servigne. Pourtant nos liens aux autres espèces n’est plus à prouver, à commencer par notre interdépendance avec les bactéries. Nous hébergeons 100 000 milliards de micro-organismes sans lesquels nous ne pouvons pas vivre. « Nous sommes notre corps plus les bactéries », précise Pablo Servigne. Parmi les différentes espèces, homo sapiens sapiens est la plus sociable. « L’humain est au stade de l’ultra socialité. Nous sommes devenus sociable car bébé, nous sommes très vulnérables et dépendants d’un clan sans lequel nous ne survivons pas. » La solidarité humaine se glisse partout, même si nous l’avons perdu de vue. La Sécurité Sociale en est une forme, par exemple.
L’entraide dans les catastrophes
Des études ont démontré que le « chacun pour soi » en cas de catastrophe n’était qu’un mythe.
En 2005, lors de l’ouragan Katrina à la Nouvelle Orléans, le chef de la police a fait croire qu’il y avait des meurtres et des pillages pour favoriser l’envoie de policiers sur les lieux. Plus tard, ce chef de la police a avoué qu’il avait menti et les témoignes ont montré qu’il y avait eu beaucoup de solidarité entre les gens. Le premier réflexe en cas de catastrophe c’est l’entraide. « Les pénuries et les milieux hostiles favoriseraient l’entraide », souligne Pablo Servigne en insistant sur le fait que ceux qui survivent sont ceux qui coopèrent le plus et non le plus fort.
Pourquoi la population a cru le policier ? Parce que nous avons été élevés dans le mythe d’une loi naturelle sans concession où seuls les plus forts survivent.
Un monde de bisounours ?
Pablo Servigne nous décrirait-il un monde bisounours ?
Malheureusement, les êtres peuvent s’entraider pour faire la guerre. Et si l’entraide est le premier réflexe dans une catastrophe, c’est dans un second temps que la violence peut s’installer.
Alors, qu’est-ce qui va déterminer l’émergence de la violence ou de la solidarité ?
Cette question, complexe, n’a pas de réponse figée. Toutefois, le co-auteur de « L’entraide l’autre loi de la jungle » propose des pistes de réflexion notamment sur la puissance des histoires que les êtres humains se racontent sur leur propre destinée.
Il invite à repenser notre façon de voir le monde et les récits que les sociétés se racontent. « Notre imaginaire peut provoquer la violence comme l’entraide. » Dans une culture de l’égoïsme avec comme mythe celui de la loi du plus fort, vous allez vous méfier de votre voisin. Vous allez peut-être construire un mur. Le voisin, vous voyant ainsi agir, va également construire son mur.
Pour Pablo Servigne, il faudrait changer d’imaginaire, se raconter une autre histoire, différente de celle d’un monde compétitif et sans pitié, afin de mieux vivre les tempêtes à venir. « Nous avons deux jambes, celle de l’entraide et celle de la compétition. Le problème, c’est que la première est complètement atrophiée. Il est temps de redevenir compétent en altruisme et solidarité. Il existe trois ingrédients indispensables pour maintenir l’entraide dans un groupe :
– Le sentiment de sécurité ;
– Le sentiment d’égalité et d’équité. L’inégalité est hautement toxique.
– Le sentiment de confiance : L’entraide produit de l’entraide. »
Cette conférence, qui a débuté sur la coopération entre espèces dans une forêt, s’est terminée sur des sujets sociaux comme la toxicité d’une société inégalitaire. A la fin, un auditeur a posé la question suivante : « Et la politique dans tout ça ? Vous n’en parlez pas ? »
« Effectivement, la question politique est centrale dans ce sujet. Ça va venir… », a conclu Pablo Servigne.
Bibliographie
« Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes : de Pablo Servigne et Raphael Stevens. 2015
– « L’entraide l’autre loi de la jungle » de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle. 2017
– « Une autre fin du monde est possible » de Pablo Servigne Gauthier Chapelle et Raphael Stevens. 2018
Dès que l’on parle de « loi du plus fort », ce que nous pouvons initialement avoir en tête c’est le fonctionnement du règne animal dans lequel le plus fort est tout simplement celui qui mange et le plus faible celui qui se fait manger. La « loi » qui établit le plus fort lui donne le droit de dévorer l’autre. Il est fort probable que vous aviez une certaine histoire ou une fable en tête, voire des images des documentaires que vous avez regardé sur le comportement animal et la vie sauvage. Ici la fable de La Fontaine, célèbre pour l’affirmation d’après laquelle « la raison du plus fort est toujours la meilleure » Jean de la fontaine, fables (1668).
Mais est-ce que la raison du plus fort est toujours la meilleure? Imaginez cette situation. Vous arrivez dans un nouveau quartier ou dans un nouveau lycée et le plus costaux (ou plus musclé) cherche à s’imposer face à vous afin que vous lui soyez soumis et obéissant. Quelque part dans son attitude, regard ou paroles il y a une menace, la menace qu’il pourrait vous « emporter » et « dévorer sans autre forme de procès ». Quoi faire? Quelle attitude assumer, quelle posture adopter? Défier, chercher à ne pas se laisser faire? Être carrément téméraire pour ne pas montrer des signes de faiblesse?
La solution à cette énigme n’est pas donnée, surtout si l’on songe à son intégrité physique. Dès que l’on parle du plus fort, alors la question à se poser c’est la suivante : qu’est-ce que la force ? Si la force c’est la capacité d’un individu à s’imposer face à un autre par la force de pression de ses dentiers alors le plus fort c’est le loup. Et c’est ainsi que le montre La Fontaine : la force consiste dans la capacité physique de s’imposer face à autrui.
Mais posons nous la question, qu’est-ce que la force? est-ce le plus fort celui qui s’impose face à autrui? Voyons cela de plus près, car la force peut aussi être une sorte de capacité d’espèce.
Si la force revient à la capacité d’une espèce à se perpétuer, tout comme les tortues que sortant de leurs nids doivent gagner la mer et dont leur survie est déjà calculée dans la perte possible d’individus, alors les plus forts sont les tortues qui arrivent à survivre. L’espèce faible semble le remporter face à l’espèce forte car leur force consiste dans la capacité de l’espèce de calculer les dégâts nécessaires à sa survie.
Mais quelqu’un pourra nous dire que le plus fort est sans doute l’être humain, car il possède l’outil, la capacité de construire des outils afin d’accroître sa force, sa vitesse, sa protection, etc. En fait, les grecs anciens avaient un mythe qui racontait comment l’homme avait eu la technique, c’est-à-dire cette capacité de créer des outils et de allumer le feu.
Dans cette histoire, l’homme reçoit le feu et la technique, ce qui ne va pas seulement finir par équilibrer le désavantage du départ de l’homme face aux griffes d’autres capacités et qualités des animaux, mais cela va surtout le positionner « comme maître et possesseur de la nature » dira Descartes au XVI ème siècle. Ainsi donc le plus fort c’est celui qui possède la technique, la capacité d’inventer des outils afin de surpasser sa faiblesse physique.
Alors, la force c’est donc la technique, donc sa connaissance et sa raison qui lui rendent capable de s’imposer face aux créatures et face aux (certains) phénomènes de la nature. L’homme s’assure une place dominante à la surface de sa planète: l’espèce humaine est donc la plus forte.
Mais pourtant, il semblerait que malgré tout, cet argument de la technique et la raison n’est pas déterminant. L’homme n’est qu’insignifiant.
Ainsi, la supposée supériorité de l’espèce humaine ne serait qu’une fiction. Toute notre technique et notre savoir ne seraient finalement qu’une imitation facile des autres espèces qui nous entourent. Comme le montre déjà la situation pandémique, même un virus pourrait non seulement mettre à mal l’ensemble des activités humaines, mais même nous anéantir.
Alors c’est quoi la force et ce qui le plus fort? Notre question reste en suspens. Quand nous observons également la destruction qui a été rendue possible grâce à notre technique met en question la supposée force (technique) de l’espèce humaine.
Qui est donc le plus fort? Qu’est-ce que la force? La force est-elle vraiment la présentation d’une domination (susceptible même de l’autodestruction)? Fort est celui qui anéanti les autres jusqu’au point de s’anéantir à lui-même?
Afin de résoudre notre question, je vous propose de lire cet extrait. Ici, la force se rapprochera d’une autre notion jusqu’ici inattendue:
Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste. La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste. Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
Pascal, Pensées – n° 298, 299
Pour Pascal, la force se rapporte à la justice. Justice et force doivent se mettre ensemble car finalement c’est l’exercice de la justice ce qui rend vraiment fort :
la justice sans force est impuissante et la force sans justice est tyrannique
Pascal
La réflexion de Pascal nous met en lumière au moins deux choses:
Que la véritable force c’est la justice
Qu’il nous faut nous assurer que le juste soit fort et que ce qui est fort soit juste
Nous pourrions dès maintenant comprendre le deuxième point de cette réflexion sur la force comme une possible introduction sur la nécessité des institutions sociales capables d’assurer la justice. Le défi qui ouvre ce rapprochement entre force et justice indique la nécessité d’accorder force à la justice.
le plus fort est celui qui est le plus juste
Et alors c’est quoi la véritable force ? Jusqu’ici nous avons vu que la véritable force c’est la capacité de mettre en place un exercice légitime de la justice. La force n’est pas une question des muscles ni de dentiers. La force n’est pas la vitesse ni la stratégie du calcul rationnel. La véritable force chez l’humain est sa capacité d’agir en justice et de s’ouvrir à la nécessité d’assurer l’exercice de la justice.
Comme le champignon et l'algue forment ensemble le lichen, et que le lichen, à son tour, s'accroche aux rochers et aux troncs, la mésange et la sittelle collaborent également pour se nourrir en forêt et se déplacer en toute sécurité. Selon Michel Leboeuf, biologiste, il est faux de croire que la loi de jungle se résume à la compétition entre espèces. Au micro de Catherine Perrin, il donne d'autres exemples d'entraide profitable entre espèces.
Le rôle de la coopération dans la nature
Dans la nature, “ la survie relève autant des liens qu’on crée avec ses voisins que du fait de croître et de se reproduire ”. — “ Les liaisons de la vie ” (angl.).
L’OCÉAN est calme. Seul le vacarme des oiseaux marins trouble le silence. Leur excitation indique que quelque chose se trame sous l’eau. Soudain, des bulles apparaissent et forment petit à petit un cercle d’écume à la surface. Quelques secondes plus tard, deux immenses silhouettes sombres se dessinent dans les eaux claires, à l’intérieur du cercle. Ce sont deux baleines à bosse qui remontent des profondeurs, la bouche grande ouverte. Arrivées à la surface, elles referment leur mâchoire bordée de fanons, soufflent par leurs évents et replongent.
Ces deux baleines travaillent en équipe pour rassembler le krill, des crustacés qui ont l’aspect des crevettes, dont elles se nourrissent goulûment. Dans une sorte de ballet aquatique, ces mammifères de 40 tonnes plongent sous les crustacés et exécutent un cercle étroit tout en expulsant de l’air par leurs évents. Grâce à cette manœuvre ingénieuse, elles entourent le krill d’un “ filet ” de bulles. Puis elles remontent à la verticale au milieu de leur piège et se régalent de leurs proies.
Dans les plaines d’Afrique, impalas et babouins collaborent souvent. “ Les deux espèces se donnent mutuellement l’alarme ”, lit-on dans la revue Pour la science. Les impalas associent leur excellent odorat à la vue perçante des babouins. Bien rares sont les prédateurs qui parviennent à s’approcher sans être détectés. Une collaboration du même genre existe entre les autruches, qui ont de très bons yeux, et les zèbres, qui ont l’ouïe fine.
Ce ne sont là que quelques-uns des innombrables exemples de coopération dans le monde vivant. En effet, l’entraide existe chez toutes les formes de vie, depuis le micro-organisme jusqu’à l’homme, entre animaux de la même espèce ou d’espèces différentes. Il y a des milliers d’années, le roi Salomon, qui avait étudié la nature, a observé l’humble fourmi. Voici ce qu’il a écrit : “ Va vers la fourmi, paresseux ; considère ses voies et deviens sage. Bien qu’elle n’ait ni commandant, ni préposé, ni chef, elle prépare sa nourriture durant l’été ; elle a amassé ses vivres pendant la moisson. ” — Proverbes 6:6-8.
Les fourmis sont un modèle de coopération, d’assiduité et d’ordre. Elles unissent souvent leurs efforts pour ramener au nid des objets beaucoup plus gros qu’elles. Certaines fourmis aident même des congénères blessés ou épuisés à regagner la fourmilière. Il n’est donc guère étonnant que Salomon nous ait proposé cet insecte comme modèle.
Dans les articles suivants, nous verrons à quel point la coopération est un thème récurrent dans le “ livre de la nature ” et comment elle rend la vie, et notamment la nôtre, possible. Nous verrons également comment les humains ont exploité la planète, l’ont polluée et ont conduit ses créatures au bord de l’extinction. Le Créateur tolérera-t-il cela indéfiniment ?
La coopération fait plus pour l’évolution que la compétition
Et si l’homme n’était pas un loup pour l’homme ? Et si la loi du plus fort n’était pas la loi de l’évolution ? Et si l’entraide en était le vrai moteur ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles répond « L’Entraide », le livre majeur du penseur anarchiste russe Pierre Kropotkine.
L’entraide, facteur d’évolution. Avec un titre pareil, on pourrait s’attendre à un bouquin ennuyeux comme la pluie, réservé aux personnes qui connaissent par cœur le nom des plantes et des animaux en latin. Pourtant, ce livre de Pierre Kropotkine, prince russe, géographe et théoricien de l’anarchisme, est un livre accessible, stimulant et combatif.
Paru en 1902, il vient tordre le cou à la pensée, majoritaire à son époque (et toujours aujourd’hui), selon laquelle le règne animal est une arène où il faut vaincre ou mourir, une jungle où la seule règle qui compte est la loi du plus fort. Kropotkine ne nie pas l’existence de la compétition, notamment entre les espèces, mais contrairement aux darwinistes, il lui dénie son caractère systématique et son rôle central dans l’évolution.
Et il multiplie les exemples pour étayer sa position : des fourmis qui partagent la nourriture à demi digérée à tout membre qui en fait la demande ; des chevaux qui, pendant le blizzard, se collent les uns aux autres pour se protéger du froid ; des pélicans qui, chaque jour, parcourent 45 km pour aller nourrir un des leurs aveugle ; des abeilles qui, grâce au travail en commun, « multiplient leurs forces individuelles [et…] parviennent à un niveau de bien-être et de sécurité qu’aucun animal isolé ne peut atteindre ». Partout ou presque où Kropotkine a pu jeter son regard, il y a trouvé de la coopération. Même des animaux aussi belliqueux que les rats s’entraident pour piller nos garde-manger et nourrissent leurs malades, écrit-il.
S’appuyant sur ses observations et lectures scientifiques, Kropotkine affirme que l’entraide assure aux animaux une meilleure protection contre les ennemis, une meilleure efficacité dans la recherche de nourriture et une plus grande longévité. Attribuer le progrès à la lutte du chacun contre tous, analyse-t-il, est une grossière erreur. La coopération a fait bien plus pour le développement de l’intelligence que les combats, qui laissaient les espèces affaiblies et ne leur laissaient que peu de chance de survie et encore moins d’évolution positive.
Une contre-histoire de l’humanité
Partant du constat (erroné) que la compétition est dominante dans le règne animal, la plupart des intellectuels de cette époque ont décidé d’en faire une loi naturelle chez les humains, justifiant ainsi les inégalités et la pauvreté. Refusant cette fable, qu’on appelle « darwinisme social », Kropotkine nous livre une contre-histoire de l’humanité. Pas celle des grands hommes et de leurs luttes pour le pouvoir et le prestige, mais celle des masses de paysans, de nomades et de prolétaires qui luttent ensemble pour faire face aux différents défis posés par l’existence. Dans ce livre, il nous raconte l’histoire de ceux dont se fiche l’Histoire. Et ça fait un bien fou.
Qu’il parle du « communisme primitif » des tribus préhistoriques, des communes villageoises, des cités médiévales et de leurs puissantes guildes ou des associations de travailleurs, il décrit avec simplicité des pratiques d’entraide aussi répandues chez nos aïeux que méconnues aujourd’hui. Le travail collectif, la propriété commune des terres et le fait que rien ne pouvait se décider sans l’accord de l’assemblée étaient des caractéristiques partagées par la plupart des sociétés qu’il évoque. On découvre les trésors d’ingéniosités inventés depuis des millénaires pour lutter contre les inégalités et faire que les conflits ne dégénèrent pas en règlements de comptes violents, voire en guerre. Greniers communs, ventes groupées, caisses d’entraide pour la maladie ou les grèves, jurys populaires et droit coutumier… On y apprend comment, avant la Sécurité sociale, le Code civil et les supermarchés, les humains s’organisaient pour faire face à la nature hostile mais aussi pour « se protéger des habiles et des forts ».
Et l’entraide dont parle Kropotkine ne se limite pas à quelques individus isolés mais à des groupements de familles, de villages, de tribus rassemblées en confédération de parfois plusieurs dizaines de milliers de membres. L’humanité qu’il décrit a confiance en sa capacité d’autodétermination. Ou plutôt avait confiance. Car, si les communautés humaines se sont longtemps méfiées des petits chefs, Kropotkine estime que le travail de sape de l’Église et de certains intellectuels ont eu petit à petit raison de notre goût pour l’insoumission et l’autogestion. « Bientôt aucune autorité ne fut trouvée excessive […]. Pour avoir eu trop de confiance dans le gouvernement, les citoyens ont cessé d’avoir confiance en eux. »
La colonisation de nos imaginaires
Ce livre est plein de surprises et d’apprentissages, abondamment sourcé, et plaisant à lire. Un siècle après sa sortie, il garde toute sa pertinence, d’un point de vue scientifique mais aussi politique (comme l’explique le très bon livre de Renaud Garcia sur le sujet). Dans la préface, Pablo Servigne (coauteur d’un ouvrage qui prolonge le travail commencé par L’Entraide), fait remarquer que les travaux de Kropotkine ont été jusqu’à récemment ignorés par les scientifiques et commencent seulement à être pris au sérieux. Pas trop tôt ! Car ce vieux bouquin nous est utile pour tenter de résoudre un des paradoxes de notre époque : le capitalisme réussit l’exploit de nous apparaître à la fois détestable et nuisible, mais… indépassable. Nos imaginaires sont tellement colonisés que l’on peine à imaginer un monde sans État, sans flic, sans actionnaire, sans salariat et sans banque.
Le savant russe nous rappelle que nous n’avons pas toujours été les êtres de calcul, cupides et soumis que nous sommes aujourd’hui. Sans nier que l’histoire humaine est aussi faite de violences et de dominations, il nous donne à voir une humanité partageuse, inventive et rebelle. Il prouve ainsi que le capitalisme et l’État ne sont ni naturels ni éternels et que d’autres formes d’organisation, basées sur l’entraide et l’autogestion, sont possibles. À nous maintenant de les faire (re)vivre.
Dans la nature, la coopération est un principe fondateur de diversité, complexité et résilience, qu’il s’agisse de collaboration entre les membres d’une même espèce ou entre des individus d’espèces différentes. Explications avec Katia Nicolet, docteure en biologie marine, tandis que nous nous trouvons aux Galápagos !
Notre navire est actuellement sur l’archipel des Galápagos, un chapelet d’îles volcaniques à 1000 km du continent sud-américain, qui sont sorties de l’eau il y a environ 5 millions d’années. La vie a colonisé ces terres via la dispersion de graines grâce au vent ou bien avec l’arrivée accidentelle d’animaux par l’air ou par radeaux naturels de végétaux. Très peu d’espèces ont survécu à ce périple, pouvant parfois durer des semaines sans eau ni nourriture et sous un soleil de plomb.
Ceci explique la sur-représentation de certains groupes d’animaux plus tolérants à la dessiccation, comme les reptiles, alors que d’autres groupes, comme les insectes et les amphibiens, sont sous-représentés. Mais si on pouvait s’attendre à ce que les espèces d’un même groupe entrent en concurrence pour l’accès à ces nouvelles ressources, on observe plutôt le phénomène inverse. Et si la coopération était au cœur même de la vie sur ces îles ?
Sur les traces de Darwin
L’archipel des Galápagos fait apparaitre à l'esprit le voyage légendaire de Charles Darwin, naturaliste de génie et co-inventeur de la théorie de l’évolution par voie de sélection naturelle. Darwin visita ces îles en 1835, lors de son tour du monde à bord du Beagle. Il y observa de nombreuses espèces et réalisa que beaucoup étaient très similaires, avec seulement quelques différences par rapport aux espèces du continent.
Les moqueurs des Galápagos, tout particulièrement, ont inspiré Darwin, qui était convaincu que les quatre espèces présentes sur les îles avaient un ancêtre commun très récent. Nous avons eu l’opportunité de rencontrer Gustavo Jiménez, curateur à la fondation Charles Darwin sur l’île de Santa Cruz.
Retour aux sources
Tout d’abord, retournons aux fondamentaux de la théorie de l’évolution de Darwin. L’évolution par sélection naturelle, d’après Darwin, dépend majoritairement de la “réussite à engendrer des progénitures”. Cette phrase a été souvent simplifiée par “la survie du plus apte”, le plus apte devenant synonyme du plus fort et du plus compétitif. Pourtant, les individus bénéficient souvent d’un travail collaboratif.
La coopération, donc, est parfois la clé.
Pendant longtemps, la coopération était perçue comme non-viable, puisque les tricheurs pourraient abuser d’un individu coopératif (prendre sans donner) jusqu’à ce que la relation se brise. Cependant, la coopération est véritablement partout dans la nature : les plantes transmettent leurs nutriments aux autres, les poissons se débarrassant entre eux des parasites sur leurs écailles, les fourmis construisent leur fourmilière ensemble, les prédateurs chassant en meute et les abeilles sacrifient même leur propre vie au profit de la ruche.
Dans la nature, la coopération est un principe fondateur de diversité, complexité et résilience, qu’il s’agisse de collaboration entre les membres d’une même espèce ou entre des individus d’espèces différentes.
Troquer plutôt que pirater
Pour pallier le manque d’insectes pollinisateurs, les plantes des Galápagos ont co-évolué avec les oiseaux pour disperser leurs gamètes. D’une unique espèce de pinson qui colonisa les îles il y a 2 millions d’années, 13 espèces se sont développées, chacune avec un type de bec spécifique, spécialisé dans la collecte de différentes sources d’aliments : les graines de cactus, le nectar de fleurs et les insectes néfastes pour la plante. Les oiseaux bénéficient d’une source d’alimentation, les plantes d’un nouveau pollinisateur : ensemble, ils ont permis de créer petit à petit les écosystèmes que nous connaissons aujourd’hui.
Un autre exemple de coopération est celui des reptiles avec les oiseaux. Aux Galápagos, il n’est pas inhabituel de voir un pinson sautiller sur le dos d’un iguane ou d’une tortue géante, l’inspecter de près et lui retirer les cellules mortes et parasites de la peau. Encore une fois, chaque espèce trouve des bénéfices dans cette interaction : l’oiseau y gagne un repas facile, tandis que cela permet au reptile de rester propre et en bonne santé.
Dans cet exemple comme dans le précédent, les individus d’espèces différentes dépendent les uns des autres, et les interactions sont fréquentes, ce qui permet une coopération basée sur la réciprocité - du troc plutôt que de la piraterie.
Toujours ensemble
À travers l’histoire de la terre, la coopération a permis de changer le cours de l’évolution de la vie, lui faisant atteindre de plus hauts niveaux de complexité et d’organisation. Un des premiers exemples majeurs est l’origine de la multicellularité. Nos cellules descendent toutes d’organismes unicellulaires, qui ont un jour basculé de la compétition entre elles à la coopération dans le but de fonctionner en tant qu’unité cohérente. De manière similaire, les mitochondries présentes dans les eucaryotes et les chloroplastes dans les cellules des végétaux descendent de bactéries autonomes, qui ont abandonné leur autonomie au profit d’une existence coopérative.
Quand on y pense, notre propre vie dépend de la collaboration de millions, de milliards ou même de billions de cellules travaillant ensemble à la formation de nos tissus et organes, mais aussi à la coopération de milliers de bactéries présentes sur notre peau et dans notre estomac qui nous permettent de digérer les aliments ou de combattre les pathogènes extérieurs.
Tout ce que l’on mange, boit, construit ou utilise provient de la nature et dépend des propriétés spécifiques d’autres organismes. Les plantes, par exemple, produisent de la matière organique et émettent de l’oxygène par un processus appelé photosynthèse. Sans elles, nous ne pourrions pas respirer ou nous alimenter. Sans en avoir conscience, nous dépendons de la survie de milliards d’organismes, chacun d’entre nous interconnecté dans la matrice de la vie.
Peut-être est-il temps de changer notre façon de regarder la nature et de ne plus se concentrer uniquement sur le lion qui tue l’antilope, mais aussi de voir le pinson sur le dos de la tortue. Tout comme eux, nous avons tout à gagner à favoriser la coopération plutôt que la compétition.
« La Loi de la Jungle », nous connaissons tous le sens de cette maxime. Dans la nature la loi c’est le primat du fort sur le faible. La théorie de la sélection naturelle de Darwin fut rapidement, et de nombreuses fois dévoyée afin de justifier l’égoïsme, la violence, et de terribles théories et pratiques telles que le darwinisme social ou l’eugénisme. De son vivant, Darwin tenta de s’opposer aux réinterprétations de sa théorie de la « survie du plus apte » mais rien n’y fit. Aujourd’hui, comme au milieu du XIXe siècle, notre vision de la nature demeure ce miroir qui nous confirme que vivre c’est lutter les uns contre les autres.
À travers la présentation de nombreux exemples au sein des mondes animal et végétal, une autre image de la nature se dessine, loin des poncifs éculés de la Loi de la Jungle. Ainsi des bactéries aux grands singes, en passant par les crevettes et les fourmis, nous verrons que l’entraide, la coopération et l’existence des groupes solidaires sont aussi des aspects majeurs de la vie sur Terre, et de son évolution.
Les avancées en biologie et en zoologie comportementale nous permettront de commencer à dévoiler ce continent inconnu qui se dresse devant nous : l’intelligence et l’émotion animale. Ces découvertes récentes nous obligent à repenser les différences entre l’Homme et l’animal pour mieux les effacer et ainsi mieux appréhender l’évolution et l’existence de nos propres émotions et de notre intelligence singulière au sein du règne animal.
Cette vision actualisée de la biologie, du comportement animal et des relations au sein et entre les espèces permet d’éclairer d’une lumière nouvelle nos pratiques sociales, économiques et politiques. Si la « loi de la Jungle » ne rime pas uniquement avec compétition, mais aussi avec altruisme, alors que penser de nos sociétés actuelles ? Aujourd’hui de nombreuses personnalités tentent d’interpeller les politiques comme le grand public sur la nécessité de cultiver et de valoriser l’altruisme dans une société toujours plus concurrentielle.