686 liens privés
Oui on parle d’une mutation, d’une révolution, d’une transformation en fait du travail tel qu’on l’a connu depuis la fin du XIXème siècle et l’invention du salariat. On a longtemps cru, malgré la crise, que la salariat était l’avenir du travail, la forme la plus civilisée, la plus aboutie, la plus conforme à une certaine idée du progrès social. On voyait d’ailleurs chaque année le nombre de salariés progresser dans les statistiques, notamment grâce au développement économique rapide de larges régions du monde, en Asie par exemple. Le salariat, c’est encore, une vision venue de l’ère industrielle, et une réalité sécurisée du contrat du travail, sous la forme d’un CDI avec des garanties et des protections sociales qui lui sont attachés, en matière de santé ou de retraite par exemple. Et bien, c’est cette réalité-là qui est mise en question aujourd’hui, par le rapport passionnant que vous évoquiez. Ce rapport, intitulé Les modalités d’emploi en pleine mutation , nous montre qu’en dépit de son essor dans certaines régions du monde, l’emploi salarié ne représente que la moitié de l’emploi total dans le monde aujourd’hui.
- Mais par quoi, par quels types de contrats sont remplacés les emplois salariés ?
"Nos chiffres, disent les experts de l’OIT, révèlent un monde du travail de plus en diversifié ". Ce travail diversifié, c’est quoi, il révèle en fait deux réalités assez contradictoires : d’un côté, il y a une tendance nette, aussi en raison de la crise, à la précarisation du travail et des contrats, un temps partiels subis, la multiplication de contrats courts, voire très courts et la progression de ce qu’on peut appeler le travail informel. Mais de l’autre coté, il y a aussi, une réalité émergente qui n’est plus vraiment subie, mais choisie elle, avec le développement fulgurant des auto-entrepreneurs par exemple, dans les pays occidentaux, et notamment en France où près d’un million de personnes vivent déjà cette réalité. Un salarié français sur trois n’est pas en CDI, et plus de deux millions d’hommes ou de femmes exercent plusieurs activités, salariés ou non salariés.
- Quels sont les défis, Vincent, de cette mutation du travail ?
Ces défis sont multiples : tout notre système social repose encore largement sur des parcours traditionnels, avec une très faible mobilité et une continuité de statut. Et du coup, ces nouvelles formes de travail, comme le travail indépendant, sont moins protégées, notamment en matière de retraite. C’est donc tout un système qu’il nous faut repenser. Le développement des carrières protéiformes, l’individualisation très forte du travail, vont nous pousser à inventer de nouvelles formes de sécurisation des parcours professionnels, avec des droits nouveaux, notamment en matière de formation. Ça serait vraiment bien que responsables politiques et les partenaires sociaux commencent à s’en occuper. Parce que dans les années qui viennent, très vite, le travail va changer comme jamais depuis la dernière révolution industrielle.
Depuis plusieurs années maintenant, la fin du salariat – voire du travail – est un sujet à la mode, que ce soit dans les pages des magazines « grand public » ou par la voix d’économistes. Tous n’ont pourtant pas, a priori, de sympathies particulières pour Karl Marx, qui appelait, dans son ouvrage Salaire, prix et plus-value publié en 1865, les travailleurs à « inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat » ». D’où cet étrange paradoxe. Lors de son congrès confédéral de 1995, la CGT a, un siècle après sa création et alors que « l’hiver de la colère » battait son plein, adopté un nouvel article premier de ses statuts qui renonçait à son objectif de « disparition du salariat et du patronat », pour celui de combattre « l’exploitation capitaliste et toutes les formes d’exploitation du salariat ».
Bien évidemment, ce paradoxe n’est qu’apparent. Les premiers s’extasient devant les promesses « libératrices » – de profits – de l’économie numérique et de l’ubérisation du code du travail, tandis que la CGT entend défendre et étendre les droits collectifs et individuels des travailleurs, tout en reconnaissant la lutte des classes. Pour autant, ce paradoxe d’actualité a le mérite de nous interroger sur le salariat.
Qu’est-ce que le salariat ? Le dictionnaire Trésor de la langue française informatisée lui donne une double définition : soit le « mode de rémunération du travail par le salaire ; état, condition de salarié », soit « l’ensemble des travailleurs salariés », avec pour antonyme le patronat. D’emblée, observons que le salariat est un statut économique et juridique, dont il est possible de retracer l’histoire, mais aussi un concept politique.
L’histoire du salariat a fait l’objet de multiples travaux universitaires, avec des approches différentes : juridique, sociologique ou encore anthropologique. Elle n’est pas exempte de polémiques ou de divergences qu’il ne s’agit pas de résumer ici, mais dont il faut avoir conscience.
Robert Castel, dans son ouvrage Les Métamorphoses de la question sociale paru en 1995, fait débuter son histoire du salariat au Moyen-âge. Il recense ainsi onze formes de salariat ou de semi-salariat préindustriel qui ne réunissent pas encore toutes les caractéristiques du rapport salarial, à savoir « la possibilité de circonscrire l’ensemble de la population active, un dénombrement rigoureux des différents types d’emploi et la clarification de catégories ambiguës d’emploi comme le travail à domicile et les travaux agricoles, une délimitation ferme des temps d’activité opposés aux périodes d’inactivité, le comptage précis du temps de travail. » Ainsi énoncées, ces caractéristiques témoignent que le salariat ne se limite pas au versement d’une rétribution contre la réalisation d’un travail, mais que ses implications sont bien plus profondes. Pour sa part, Claude Didry estime que l’émergence du salariat est plus tardive et qu’il faut se garder d’identifier ces différentes formes comme autant de « traces », « d’embryons » du rapport salarial moderne.
Le louage d’ouvrage
La Révolution française est souvent réduite au triomphe de la bourgeoisie sur l’ordre féodal ainsi que sur les ouvriers, qui furent privés de leur droit de se coaliser et de faire grève par le décret d’Allarde de mars 1791 et par la loi Le Chapelier de juin 1791. La Révolution française a aussi été le point de départ d’une mutation conduisant à la construction d’un statut juridique contractuel pour le travail. Celui-ci est formalisé dans le Code civil adopté sous le Premier Empire en 1804 sous le terme de « louage d’ouvrage », défini par l’article 1710 : « Le louage d’ouvrage est un contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre, moyennant un prix convenu entre elles. » Relevons ici que la condition ouvrière entre dans le droit commun applicable à l’ensemble des citoyens, ce qui est une forme de reconnaissance.
Le cadre juridique du « louage d’ouvrage » est précisé par les articles 1779 à 1799 qui distingue trois grandes catégories : le louage dit « de services » qui concerne le travail domestique, le louage « des voituriers par eau et par terre » et le louage « des entrepreneurs d’ouvrage par devis et marché ». Cette dernière catégorie différencie quatre groupes : les « propriétaires », c’est-à-dire les clients ; les « architectes ou maîtres », c’est-à-dire les négociants qui livrent un ouvrage à un client et à l’égard duquel sa responsabilité est engagée ; les « entrepreneurs, maçons, charpentiers et ouvriers » ; les « personnes » employées par les précédents. Le premier groupe commande un ouvrage au second, qui lui soumet un devis. Une fois celui-ci accepté, le second confie la réalisation complète ou partielle de l’ouvrage au troisième, qui emploie éventuellement le quatrième groupe.
Trois remarques découlent de ce qui précède.
Tout d’abord, il faut reconnaître, avec Claude Didry, que la situation ne peut se résumer à une « dichotomie simple entre ouvriers et patrons, présupposant l’existence d’un travail subordonné par nature. » En effet, les différents groupes distingués témoignent de l’existence d’un groupe ouvrier fragmenté et hétérogène, un « monde ouvrier aux multiples visages » pour reprendre l’expression de Gérard Noiriel, entre le chef d’atelier (entrepreneur d’ouvrages à façon), le contremaître, l’ouvrier à façon, les apprentis et les compagnons. Les conflits au sein du groupe ouvrier sont ainsi très nombreux, même si des valeurs communes comme l’attachement à la République contribuent à les souder. Le prolétariat d’usine, qui travaille pour la grande industrie, progresse peu. Ainsi, on en recense, avec Gérard Noiriel, 400 000 en 1789, 1,2 million en 1848, 3 millions (et 3,4 millions d’ouvriers agricoles) en 1881. Une majorité se trouve dans le textile, suivi par le bâtiment et la métallurgie. Il faut noter la place importante qu’y tiennent les femmes, les enfants et les étrangers. Numériquement peu important, ce prolétariat d’usine subit des conditions de travail terribles et des salaires insuffisants. Mais il ne faut pas imaginer que la situation soit meilleure pour le travailleur à domicile ou l’artisan !
L’affrontement se dessine plutôt avec les négociants et les commerçants, ceux-ci relevant d’un droit d’exception fixé par le Code du commerce adopté en 1807.
La conflictualité sociale tend à se focaliser sur la définition du prix de l’ouvrage. La dimension collective n’en n’est pas absente, par la jurisprudence devant les conseils de prud’hommes dont le premier est constitué à Lyon en 1806, par la définition d’usages reconnus par les différents acteurs de la profession et éventuellement inscrits dans des règlements, par l’existence de séries appelées « mercuriales » publiées par certaines municipalités.
Les dérives du louage d’ouvrage
La Révolution industrielle, tardive en France, ne bouleverse pas radicalement l’organisation de la production. Que ce soit dans le textile, industrie dominante à la fin du XIXe siècle ou dans les installations industrielles les plus importantes, comme la sidérurgie, le louage d’ouvrage est pratiqué, et les dérives sont monnaie courante.
En effet, le louage d’ouvrage peut prendre la forme du « marchandage » ou du « tâcheronnat » : un preneur d’ouvrage se charge, à la suite d’une convention avec un entrepreneur principal et moyennant un certain prix, d’une portion de travail qu’il fait exécuter par des ouvriers de son choix qu’il rétribue d’après les accords qu’il forme avec eux. Le preneur d’ouvrage est donc un ouvrier vis-à-vis de l’entreprise et un entrepreneur vis-à-vis des ouvriers qu’il emploie. Son intérêt est de baisser les prix, pour être compétitif, tout en rognant sur la part reversé aux ouvriers, afin de conserver son bénéfice.
L’expression la plus violente du marchandage est celle du sweating-system, une forme de cascade de sous-traitance frappant les femmes, les immigrés et les enfants travaillant à domicile, en particulier dans le secteur de la mode, de la confection et du jouet. Ces pratiques ont connu une large diffusion en France et dans le monde et peuvent, selon Pauline Barraud de Lagerie se définir de la manière suivante : « un lieu de production caractérisé par de mauvaises conditions de travail (salaire de misère, temps de travail excessif, environnement insalubre) et inscrit dans une chaîne de sous-traitance ».
Ces pratiques sont vivement dénoncée par les ouvriers, tant pour la misère qu’elle engendre que contre le principe d’une entr’exploitation ouvrière, mais son interdiction par un décret de mars 1848 reste sans effet jusqu’à la fin des années 1890. Deux événements y mettent un terme. Les décrets Millerand d’août 1899 impose, dans le cadre des marchés publics, le paiement d’un « salaire normal » fondé sur les mercuriales et sur le rappel de l’interdiction du marchandage. De son côté, la Cour de cassation finit par préciser la portée du décret de 1848 dans un arrêt célèbre le 31 janvier 1901.
Le contrat de travail
Cette dénonciation des dérives du louage d’ouvrage est, selon Claude Didry, au cœur de l’œuvre législative dans laquelle se lance les députés socialistes à la toute fin du XIXe siècle : Millerand, Jaurès, Groussier ou encore Viviani. Cette œuvre est confortée par la création de l’Office du travail, ancêtre du ministère du Travail, en 1891.
Une proposition de code du travail est ainsi soumise en 1898 à la Chambre, avant d’aboutir à son adoption par le Sénat entre 1910 et 1927. Cette proposition, rédigée par Groussier entre 1896 et 1898, est plus qu’une simple compilation des textes existants aux yeux de Claude Didry. La création du « contrat de travail » permet de « dépasser la segmentation des activités productives en une multitude d’ouvrages, pour cerner l’ensemble de ceux qui, en contribuant à la réalisation d’une marchandise ou, plus largement d’un produit, se trouvent liés par un contrat de travail à celui que l’on va nommer employeur. » Cette création s’accompagne de la reconnaissance progressive de la subordination du salarié à l’employeur, subordination technique dans un premier temps, puis subordination économique et enfin subordination juridique à partir de 1931.
Ce contrat de travail « dessine les contours d’un monde du travail qui, manifestement, dépasse ceux du monde ouvrier », dans la mesure où celui-ci se définit comme « le contrat par lequel une personne s’engage à travailler pour une autre qui s’oblige à lui payer un salaire calculé, soit à raison de la durée de son travail, soit à proportion de la quantité ou de la qualité de l’ouvrage accompli, soit d’après tout autre base arrêtée entre l’employeur et l’employé. »
En parallèle s’ouvre une réflexion sur la portée de la convention collective (la première convention au sens contemporain du terme a été signée à Arras en 1891) et même si la loi n’est finalement adoptée qu’en 1919, cette réflexion aboutit à orienter la négociation vers la création de normes collectives s’appliquant aux contrats individuels. Les lois sur la prud’homie de 1905 et 1907 accompagnent enfin ce mouvement, en élargissant son champ de compétence à l’ensemble des industries et à l’ensemble des salariés, (employés et chefs d’atelier compris), ainsi que les femmes.
La Première Guerre mondiale joue un rôle catalyseur dans ce processus et conduit à une première généralisation du contrat de travail, à la reconnaissance des délégués d’atelier dans les établissements œuvrant à la Défense nationale et à l’institution de commissions mixtes. Parmi ces dernières, celle de la Seine fut particulièrement active. À l’occasion d’une décision en 1917, elle détermina une forme spécifique de rémunération, en découpant le salaire en trois éléments : Un salaire de base ou « d’affûtage » pour un temps de travail donné ; un système de primes récompensant les ouvriers dépassant le rendement moyen ; un prime de cherté de vie, calculée en fonction du coût de la vie observé. Une telle forme de rémunération s’éloigne considérablement des pratiques du marchandage. Désormais les travailleurs sont individuellement liés à l’entreprise, sur la base d’un contrat de travail. En parallèle, le sweating-system est remis en cause par l’adoption de la loi du 10 juillet 1915 qui prévoit la responsabilité du commanditaire et la rémunération à l’heure et non plus aux pièces.
Les classifications
La poussée révolutionnaire qui agite la France et l’Europe entre 1917 et 1920 achève l’implantation du salariat, avec l’adoption d’une première législation sur la durée du travail et la reconnaissance des conventions collectives. Ainsi, la négociation ouverte en 1919 sur l’application de la journée de travail de huit heures dans la métallurgie recense deux types d’ouvriers, les manœuvres et les professionnels, les seconds se subdivisant en 91 catégories réparties en sept branches industrielles.
Ce premier accord national de classification dans la métallurgie tombe rapidement en désuétude, là encore faute de pouvoir contraindre le patronat à le respecter. Malgré tout, il sert de repère aux salariés durant l’entre-deux-guerres.
En 1936, la victoire électorale de la gauche et les puissantes grèves qui l’accompagnent obligent le patronat à accepter des règles collectives et à renoncer à son « droit de discuter en tête-à-tête avec chacun de ses ouvriers », comme le rappelle Léon Blum, lors du procès de Riom en 1942. Des milliers de conventions collectives sont signés et parmi elles, le 12 juin, celle de la métallurgie de la région parisienne. Les métallos CGT n’ont pas voulu bouleverser la hiérarchie salariale, mais retranscrire les pratiques existantes sur le terrain, tout en corrigeant les abus flagrants et en imposant des salaires horaires minima garantis. S’ils obtiennent que les catégories et les hiérarchies proposées soient inscrites dans l’accord de classifications, en revanche, ils ne parviennent pas à imposer totalement les niveaux de salaires revendiqués. Au final, la classification se présente sous la forme d’une longue liste des métiers auxquels correspond un salaire.
À la Libération, les salaires restent au cœur des revendications, dans un contexte où les pénuries alimentent une inflation galopante. L’État conserve le monopole de fixation des salaires et opère une remise en ordre des salaires. Cela prend la forme d’arrêtés et de décisions du ministre du Travail, Alexandre Parodi jusqu’en octobre 1945 puis Ambroise Croizat de novembre 1945 à décembre 1946 et de janvier à mai 1947. Ces textes définissent, après consultation des syndicats et du patronat, le champ d’application (une industrie, une branche professionnelle), une hiérarchie salariale fondée sur le métier pratiqué et le niveau d’apprentissage (la qualification) et déterminent enfin, pour chaque échelon, une fourchette dans laquelle doit s’inscrire le salaire moyen.
Le premier arrêté, du 11 avril 1945, concerne la métallurgie. On remarque d’emblée la filiation avec la grille établie en 1936 pour les métallos de la région parisienne et que l’enjeu est d’élever le niveau des salaires et de relever les maxima. Malgré tout, la logique des abattements, c’est-à-dire la réduction des salaires pour les jeunes, les femmes ou selon la zone géographique, n’est pas tout de suite remise en cause.
La loi de février 1950 acte le retour à la liberté de négociation des salaires, sans que les nombreuses conventions collectives territoriales n’abandonnent les grilles Parodi et Croizat. Bien au contraire, la FTM-CGT milite pour y intégrer les évolutions techniques et les défendre contre les tentatives de l’UIMM de réduire le rôle des classifications dans la détermination des salaires.
Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale voit également la naissance du statut de la fonction publique avec l’adoption de la loi du 19 octobre 1946. Parmi les garanties offertes, il faut relever le recrutement par la voie du concours, qui garantit une certaine égalité entre les postulants, la reconnaissance du grade (dont le fonctionnaire est titulaire et dont il ne peut être privé sans des raisons précises et argumentées) et de l’emploi (le poste effectivement occupée par le fonctionnaire et qui doit correspondre à son grade), le principe d’un déroulement de carrière par l’ancienneté, le concours et l’appréciation hiérarchique. Ces garanties ont constitué un point de repères pour les salariés, y compris dans le secteur privé, comme en témoigne la lutte pour la reconnaissance de la qualification.
La généralisation du salariat
La première moitié du XXe siècle est marquée par l’émergence de la société salariale, c’est-à-dire par la généralisation progressive du salariat à la quasi-totalité de la population active. Le taux de salariat passe de moins de 50 % de la population active en 1830 à 62 % en 1936 et près de 90 % au début des années 2000.
La structure du salariat évolue lentement jusqu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Les deux décennies suivantes sont toutes autres et sont le théâtre de profondes mutations. Tout d’abord, l’exode rural s’accélère brutalement. Entre 1955 et 1975, le secteur agricole perd 40 % de ses exploitants et 70 % de ses salariés, au point que la population agricole représente moins de 10 % de la population active en 1975.
Ensuite, le groupe ouvrier atteint son apogée en 1954, et représente alors 61 % des salariés. En chiffre absolu, le maximum est atteint en 1975. Mais l’extension des services publics et le développement des sciences et techniques entraînent un accroissement massif des professions libérales, des ingénieurs, cadres, techniciens et agents de maîtrise, ainsi que des employés. En parallèle, le groupe ouvrier connaît des évolutions. En 1954, les ouvriers qualifiés et les contremaîtres représentent 46 % du groupe, devant les manœuvres et les ouvriers spécialisés (41,5 %). Vingt ans plus tard, les seconds représentent 55 %, avec une implantation bien différente : grande industrie en province (automobile, électronique, électroménager), principalement des femmes, des immigrés et des jeunes sans qualifications.
Le statut salarial correspond donc à un statut juridique, le contrat de travail, qui comporte la reconnaissance de la subordination juridique du salarié ainsi que des droits individuels. Mais il comprend également une dimension collective importante, puisque ce statut ouvre la porte au rattachement du salarié à un ensemble de droits collectifs découlant du droit du travail et du droit conventionnel.
Trois éléments consolident ce statut.
Tout d’abord, la création d’un salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) en 1950, remplacé par le salaire minimum interprofessionnelle de croissance (SMIC) en 1970. Ce dernier est indexé sur le taux d’inflation et le taux de croissance économique. Cette mesure est essentiel, car, selon Robert Castel, « elles définissent et donnent un statut légal aux conditions minimales d’accès à la condition salariale. » Le salarié a l’assurance de percevoir une partie des fruits du développement économique, confirmant que le salaire n’est pas qu’un mode de rétribution économique.
Le second élément est la mise en œuvre de la mensualisation entre 1969 et 1978. Celle-ci met fin à la coexistence dans les entreprises de deux statuts, celui des ouvriers « horaires » payés à la quinzaine et celui des employés, techniciens, dessinateurs et agents de maîtrise payés au mois. Il ne s’agit pas que d’une harmonisation du calendrier des paies, une douzaine de différences existant entre les deux statuts. Ainsi, les « horaires » ne percevaient pas de primes d’ancienneté, touchaient une indemnité moindre lors du départ en retraite ou du licenciement et bénéficiaient d’une prise en charge moins favorable de la maladie, de l’accident ou de la maternité.
Le troisième élément est celui des classifications. Les grèves de mai-juin 1968 ont contraint l’UIMM à engager des négociations sur leur refonte. Sur ce sujet, le congrès fédéral de 1971 impulse la revendication d’une grille unique de classification, dans le cadre de sa bataille pour l’obtention d’une convention collective nationale de la métallurgie. Un accord est finalement signé le 21 juillet 1975, sans la CGT. Cette nouvelle grille rompt avec la logique des « listes de métiers » des grilles Parodi et Croizat, en instituant une nouvelle technique de classification, par « critères classant », après évaluation des postes. Le rôle primordial obtenu par les directions d’entreprise dans la décision de classement est contrebalancé par la reconnaissance des qualifications (les diplômes) de l’individu.
Malgré ce dernier point, la CGT juge l’accord insuffisant : la grille ne sert qu’à déterminer des minimas régionaux, sans référence au SMIC ; l’absence d’échelle mobile des salaires ne garantit pas le pouvoir d’achat ; les agents de maîtrise ne sont pas reconnus ; les ingénieurs et cadres sont exclus et leur grille est intégrée à la convention collective nationale de 1972 ; le déroulement automatique de carrière n’est pas prévu.
Parmi les droits attachés au salariat, ceux relatifs à la protection sociale ne doivent pas être ignorés. La mise en œuvre de la sécurité sociale, par les ordonnances de 1945, s’inscrit dans une histoire plus longue : régime de l’indemnisation des accidents du travail (1898), puis des maladies professionnelles (1919), création d’un régime général de retraites (1910), des premières assurances sociales (1928-1930). Mais, en 1945, le tournant est plus profond. Il s’agit d’un plan général, complet visant à garantir quatre risques sociaux : maladie, vieillesse, famille et accidents du travail. La logique est celle de la solidarité (entre les générations, entre les biens-portants et les malades, entre les plus riches et les plus modestes) et de redistribution.
Ce salaire « indirect », socialisé, représente rapidement près d’un quart des revenus salariaux. Cette part, issue de la valeur ajoutée produite par la force de travail, échappe aux logiques du marché et du profit et représente un filet de sécurité, tout d’abord pour les salariés, puis rapidement pour toute la population (75 % de la population est couverte en 1975, 99,2 % en 1984).
Les attaques
Les années soixante sont le point de départ d’une remise au cause du statut salarial. L’ouverture des marchés (création de la Communauté économique européenne en 1958), l’impératif de compétitivité, la concentration du capital industriel et bancaire dans le cadre de la planification, l’abaissement des coûts de production, restructurations de branches complètes de l’économie (textile, mines, sidérurgie, machine-outil, construction navale, etc.), généralisation de la sous-traitance, entrainent la mise en place de mesures destinées au chômage (création de l’UNEDIC pour indemniser le chômage en 1958-1959, financement des préretraites avec la création du Fonds national de l’emploi en 1963, apparition de l’ANPE pour le placement des chômeurs en 1967) et des premières formes de flexibilisation : loi sur les licenciements (1973), encadrement de l’intérim (1972), apparition des contrats à durée déterminée (1978).
Cette remise en cause se poursuit jusqu’à nos jours, tant pour démanteler la protection sociale et son financement, que pour offrir au patronat les moyens de contourner des droits collectifs et individuels jugés « trop contraignants » : élargissement des possibilités de recours au CDD (1985, 1986, 1990 projets avortés de contrat d’insertion professionnelle (CIP) en 1994 et de contrat première embauche en 2006, création du statut d’auto-entrepreneur en 2008, mise en place de la rupture conventionnelle la même année, apparition des contrats de chantier et des contrats de projet ou de mission pour les ingénieurs et cadres…
Résultat, depuis 2000, le taux de salariat a légèrement reculé, avec la progression de l’emploi indépendant, tandis que la flexibilité et la précarité, subies par la jeunesse et les sans-emplois, est érigée en objectif des projets gouvernementaux et du patronat, UIMM en tête avec son « nouveau dispositif conventionnel ».
Pour autant, le salariat reste majoritairement dominé par le contrat de travail à durée indéterminée, sans que cela ne protège de la dégradation des conditions de travail ou des ruptures brutales. Il reste également un point de repère essentiel pour les travailleurs placés hors-salariat par les attaques les plus récentes, à l’image des conducteurs VTC ou des livreurs à vélo qui portent, parmi leurs revendications, la reconnaissance d’un contrat de travail et non d’une simple relation commerciale. L’obtention de la requalification permet d’obtenir le bénéfice de disposition relevant du droit du travail comme les congés payés, le SMIC, la mutuelle obligatoire d’entreprise, les arrêts maladie, le respect des durées maximales de travail et droit au repos ou encore les indemnités de licenciement.
En guise de conclusion, on peut noter que le salariat est une construction juridique dont l’impact économique et social est extrêmement important sur la société. Le syndicalisme a accompagné son développement sur deux fronts : le premier pour améliorer le statut de salarié en obtenant des droits collectifs et individuels permettant de soustraire, pour partie, le salarié à l’arbitraire patronal. Le second a été de suivre, parfois avec un temps de retard, l’évolution du salariat, de sa structure et de sa répartition géographique et professionnelle. Ces deux fronts, indissociables, sont toujours ouverts plus d’un siècle après la naissance du syndicalisme et le contenu des attaques patronales et gouvernementales sur les droits collectifs et individuels des salariés ces deux dernières décennies témoignent que les possédants ne renoncent jamais. À nous de poursuivre le combat !
Une étude menée par le cabinet de recrutement Robert Half dévoile le faible taux de satisfactions des salariés concernant leur équilibre vie pro-vie perso. Un critère pourtant déterminant chez les jeunes générations d'actifs.
Entre vie professionnelle et vie personnelle, pas facile de trouver le point d'équilibre. Pourtant, quand celui-ci n'est pas atteint, le moral, l'implication et la motivation des salariés diminuent. Particulièrement pour les jeunes générations soucieuses de stabilité. En 2017, 93% des salariés jugeaient d'ailleurs ce critère important, selon une étude menée par l'Union Nationale des Associations Familiales.
Mais qu'en est -il aujourd'hui? Le cabinet de recrutement Robert Half s'est penché sur le sujet, en interrogeant 2090 actifs français. A la question «êtes-vous satisfait de l'équilibre entre votre travail et les autres aspects de votre vie?», ils ne sont que 12% à s'être déclarés satisfaits de cet équilibre, dont seulement 3% de très satisfaits. A contrario 65% des sondés se disent insatisfaits, dont 18% de «pas du tout satisfaits». Un taux loin d'être suffisant donc, alors même que «depuis quelques années, l'équilibre vie professionnelle et personnelle fait partie des aspirations des actifs, ce qui n'était pas du tout le cas dans une époque pas si lointaine», détaille Marina Chéné, senior manager chez Robert Half.
- Un taux encore plus bas chez les 18-34 ans
Et tous ne sont pas égaux devant le taux de satisfaction de l'équilibre de vie. Jeunes entrants sur le marché du travail, les millennials (génération Y, né entre 1980 et 2000) pourtant soucieux de concilier vie perso et vie pro, ont le taux de satisfaction le plus faible. Ils ne sont que 9% des 18-34 ans à se dire satisfaits, contre 14% de leurs aînés âgés de plus de 55 ans. Entre les deux, la catégorie des 35-54 ans connaît quant à elle un taux intermédiaire de 12%. L'étude ne précise malheureusement pas si ce déséquilibre de satisfaction entre les tranches d'âges est dû à une plus forte exigence des jeunes, ou aux sacrifices mis en œuvre pour faire décoller leur carrière.
Les choses devraient néanmoins changer sous peu, précisent encore les auteurs de l'étude. La simplification du Code du travail est en voie d'apporter des améliorations concrètes, notamment grâce à la facilitation du télétravail, source de flexibilité. Côté directions les mentalités évoluent aussi. 38% des directeurs généraux (sur 300 interrogés) se disent envisager plus de flexibilité dans le travail, et 34% favorables à l'équilibre de vie de leurs salariés, peut-on lire dans une étude menée par le même cabinet en janvier 2018. «La plupart des dirigeants d'entreprises comprennent que le bien-être au travail a un impact concret en termes de productivité», renchérit Marina Chéné, pour expliquer cette évolution. Une tendance fortement appréciée des jeunes actifs, qui permet aux entreprises d'augmenter leur attractivité et de fidéliser leurs salariés, sur un marché de l'emploi plus flexible et donc plus concurrentiel.
Opinion : syndicats et salariat sont-ils promis à disparaître dans les entreprises d’aujourd’hui ? Pour être remplacés par quoi ?
Par Bernard Marie Chiquet et Gwénaël Le Guével.
Selon une étude publiée en 2015 et reprise dans un article du journal Le Monde sous le titre évocateur « À quoi sert un syndicat », moins d’un Français sur deux jugerait les syndicats utiles… Et depuis, la dynamique ne semble pas avoir changé.
Nés avec le statut de salarié, vus comme un contre-pouvoir utile et nécessaire pour contrebalancer le pouvoir du patron, ils sont aujourd’hui, plus que jamais, remis en question dans leurs fondements, poussés à réfléchir à leur raison d’être. Au point de faire dire à Laurent Berger en 2018, alors numéro un de la CFDT, que « le syndicalisme est mortel ».
Et pour cause, alors que nombre d’entreprises travaillent à bâtir des organisations débarrassées d’un fonctionnement purement hiérarchique, à rendre leurs collaborateurs autonomes et responsables, rendant obsolète le lien de subordination qui lie chacun à son entreprise, à son patron, salariat et syndicats se voient invités à changer en profondeur. Le contrat de travail, assis sur ses trois piliers que sont le lien de subordination, la fourniture d’un travail et la rémunération de celui-ci ne semblent plus opérer dans un environnement où le salariat sera de moins en moins la règle.
Mais est-ce à dire que syndicats et salariat sont promis à la disparition ? Pour être remplacés par quoi ? La question mérite d’être posée.
- Peut-on encore gouverner les personnes ?
Si pendant des décennies cette question aurait été vue comme saugrenue, il en va autrement aujourd’hui. Et pour cause, beaucoup d’entreprises s’interrogent sur l’opportunité d’abandonner un modèle d’organisation conventionnel, dit hiérarchique. Avec quelques objectifs à l’horizon : bâtir une organisation plus efficiente s’appuyant sur des collaborateurs autonomes et responsables, sur des équipes fidèles et engagées.
Dès lors, vouloir gouverner les personnes dans une organisation apparaît inadapté voire anachronique. Pour continuer à exister, à se développer, l’organisation doit se réinventer, opérer une complète transmutation vers un modèle construit sur des règles communes, partagées, explicites et transparentes, sur un pouvoir constitutionnel du type holacratie. Fini le modèle pyramidal, le top-down.
Chaque collaborateur est autonome et responsable, occupe une place à part entière, est en charge de rôles pour lesquels il entretient des relations de pair à pair avec ses collègues. Fini ce lien de subordination omniprésent qui caractérise le modèle conventionnel. Et, bien que désormais pleinement autonome et responsable, ce management constitutionnel invite chaque collaborateur à jouer collectif, à partager et à échanger avec ses pairs. Il ne prend sa place et toute sa valeur qu’au sein d’un collectif, de l’organisation.
Le contraste est donc saisissant entre des entreprises restées arc-boutées sur un modèle conventionnel et toutes celles qui ont passé le pas et choisi de se réinventer en s’appuyant sur une constitution, en s’orientant vers un modèle d’organisation neuronale comme peuvent le faire des Zappos ou une entreprise précurseur en la matière comme Morning Star et son fameux CLOU (Colleague Letter of Understanding), fondement d’une organisation caractérisée par des relations de pair à pair entre les collaborateurs, selon des règles explicites et partagées.
Mieux, dans un contexte où le télétravail se généralise, devient une norme, chaque collaborateur se voit donner l’autonomie et la responsabilité qui sont une condition essentielle à l’émergence d’une nouvelle organisation.
Plus que jamais, chaque collaborateur est en mesure de faire usage de son libre arbitre, d’organiser son temps et de travailler, interagir de façon asynchrone. De sorte que son seul et unique focus est de créer de la valeur ajoutée, pour ceux qui profitent de sa contribution. En somme, il se retrouve à gérer son temps, son travail comme un entrepreneur et non comme un subordonné soumis à sa hiérarchie.
Désormais, le collaborateur est dans une démarche « commerciale », où ses interactions en interne comme avec l’extérieur se font sur la base d’une relation client-fournisseur. Droit du travail, contrat de travail et salariat deviennent inopérants ; certains diraient has been. Dès lors, à l’aune de ces disparitions annoncées, il est légitime de s’interroger sur la pertinence des syndicats dans des organisations réinventées.
Nés avec le salariat et le pouvoir de la hiérarchie, les syndicats ne sont-ils pas eux-mêmes appelés à disparaître ou, tout le moins, à changer radicalement de paradigme et à se transformer en profondeur ?
- Management constitutionnel et syndicats
D’ailleurs, nombre d’acteurs de la vie syndicale de nos entreprises sont parfaitement au fait du risque « mortel » qui menace leur rôle au sein de l’organisation. Certains d’entre eux sont ainsi souvent convaincus que le management constitutionnel, avec l’adoption de l’holacratie par exemple, est un levier inédit et essentiel pour servir les revendications qui sont les leurs.
L’accueil est souvent favorable puisque la réinvention induite par ce nouveau pouvoir, constitutionnel, se fait au service de collaborateurs enfin reconnus dans leurs rôles, autonomes et responsables, libérés de nombreux abus de pouvoirs, implicites, qui peuvent se créer autour de ce lien de subordination.
Pourtant, la transmutation vers un management constitutionnel peut poser problème aux syndicats et à leurs représentants. Fruit du modèle conventionnel, la radicalité du changement porté par le nouveau système vient se heurter à un modèle mental inadapté. La nouvelle organisation est perçue comme une menace du « monopole de l’information » détenu jusque-là par les syndicats.
Car, structurés eux-mêmes sur un modèle hiérarchique, ils incarnent, aux côtés de l’organisation conventionnelle, le règne de l’implicite. Les syndicats se doivent de se réinventer pour faire mentir un Coluche grimé en syndicaliste lorsqu’il assène son fameux : « le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Le syndicalisme c’est le contraire ! ».
- Le salarié : client ou fournisseur de l’entreprise ?
Débarrassé du lien de subordination qui le qualifiait jusque-là dans sa relation avec l’organisation et ses supérieurs hiérarchiques, le collaborateur prend une dimension absolument inédite.
Autonome et responsable, libre de faire ses choix, il incarne une dimension entrepreneuriale du travail, du rôle du collaborateur dans l’organisation. Il n’est plus ce « maillon » dont la seule fonction est d’exécuter ce qui lui est demandé. Dans la nouvelle organisation, il est à la fois client et fournisseur. Client car pour l’attirer, le satisfaire, l’engager et le retenir, l’entreprise se doit de lui adresser une véritable proposition de valeur : rémunération, conditions de travail, avantages sociaux, plans de formation, etc. Parallèlement, le collaborateur est aussi un fournisseur.
Il est à la fois ce salarié transcendé qui crée et délivre de la valeur pour que l’entreprise puisse produire, vendre, etc. et celui dont émanent les perspectives et les opportunités qui doivent permettre à l’organisation de perdurer et de se développer. À la fois client et fournisseur, chaque collaborateur fait entrer son organisation dans un niveau de complexité inédit et, surtout, qui correspond beaucoup mieux à la réalité de son environnement.
Dans ces conditions, on saisit mieux l’effort qui devra être accompli par les syndicats qui souhaitent répondre à ce changement de paradigme, aux enjeux qui sont ceux d’un salariat transcendé et d’une entreprise à l’organisation totalement réinventée. Incontestablement, syndicats et salariat tels que nous les connaissons avec l’organisation conventionnelle sont en sursis.
À eux de se réinventer pour répondre à une réalité plus riche et complexe que jamais.
Bernard Marie Chiquet est fondateur de l’institut iGi et créateur du management constitutionnel et Gwénaël Le Guével, secrétaire régional et conseiller national SGEN / CFDTLa fin du salariat, c’est un sujet central pour « Le Monde Après » car nous espérons préserver la forme juridique du salariat grâce au portage salarial tout en développant notre activité de consultant indépendant (voir le concept « entrepreneur salarié »).
Examinons donc cette chronique d’une mort annoncée depuis … bien longtemps puisque les syndicalistes révolutionnaires du XIX e siècle souhaitaient déjà abolir cette survivance du lien féodal unissant le serf à son maitre. Le salariat s’est malgré tout imposé comme le modèle dominant personnifiant le pacte social implicite, protection contre subordination, engendrant la prospérité de l’après guerre (« les trente glorieuses ») et fondant la société de consommation.
Au moins sous sa forme la plus répandue (CDI avec un employeur unique), le salariat n’en a pourtant plus pour longtemps. Il est en train de succomber aux actions combinées des trois forces suivantes :
- L’économie tout d’abord car la crise du modèle de croissance rompt le pacte social : le salariat ne garantit plus un lien durable entre employé et employeur.
- La société principalement car les aspirations légitimes des individus pour l’autonomie contredisent l’exigence de soumission volontaire en change de la protection offerte par le salariat en entreprise dans sa période de gloire.
- La technologie enfin car chacun peut désormais reprendre en main son propre environnement de travail sans se plier à une organisation du travail imposée par les employeurs.
Cette dernière force, la technologie, est essentielle car d’une part elle est inéluctable : qui peut arrêter le progrès, internet en l’occurrence ? D’autre part, la technologie perturbe l’ordre établi mais apporte aussi les solutions pour sortir de la crise. Beaucoup de commentateurs entrevoient le passage d’une société hiérarchique vers une nouvelle ère où nous aurions plus d’opportunités pour développer nos capacités sociales, nos connaissances, notre créativité.
La transition risque néanmoins d’être rude. Il appartiendra à chacun de gérer son « employabilité » et d'entretenir ses compétences. Certains, la « classe créative », y parviendront sans trop de difficultés. Pour d’autres, le chemin sera compliqué. Une bonne transition entre les deux mondes nécessitera non seulement de préserver les systèmes actuels de solidarité mais aussi d’en imaginer d’autres.
Le portage salarial, associé au plasma collaboratif, apparait ainsi comme une solution efficace. Le transfert du « lien de subordination » de l’employeur unique vers la société de portage maintient le régime du salariat et les droits sociaux qui y sont liés. La pratique du « plasma collaboratif » nous fait rentrer pleinement dans cette société de la connaissance et des réseaux qui émerge peu à peu sous nos yeux.
Et si vous pouviez choisir vous-même votre salaire ? Des start-up ou autres petites structures misent sur un processus «100% transparent» concernant la politique salariale. Chez Smartmarkets, à Londres, les augmentations sont ainsi décidées collectivement.
Certes, c'est une excellente façon de communiquer sur sa marque employeur et faire parler de soi. Mais au-delà du buzz, l'initiative a le mérite de faire réfléchir. Regardez autour de vous: il y a fort à parier que vous ne connaissiez pas la rémunération des collègues qui vous entourent dans l'open space! La question du salaire est bien loin d'être un sujet de discussion à la pause déjeuner. C'est un tabou tenace. Pourtant, certaines structures font le pari de la «transparence» totale des salaires, peu importe le niveau de responsabilités. D'autres vont encore plus loin: elles donnent la possibilité à une nouvelle recrue de choisir elle-même son salaire.
Naturellement, ce «choix» ne donne pas la légitimité à n'importe quel diplômé de demander 200K euros annuels! «En laissant aux salariés cette possibilité, nous attendons d'eux qu'ils se comportent en adultes, explique au Figaro Gilles Satgé, CEO de la start-up Lucca. Le bon sens et une connaissance du marché est indispensable pour choisir son salaire.» Dans cette structure qui compte 18 collaborateurs, les salaires sont de 3 à 4% plus importants que les chiffres du marché. Chez Smarkets, à Londres, la centaine d'employés sait précisément combien gagne son voisin. Et les augmentations sont décidées collectivement.
- Un fonctionnement impossible à grande échelle
Si cette façon de procéder fait rêver certains, il faut cependant être réaliste: il est impossible de déployer un tel système dans les grandes entreprises... Il arrive un moment où cette transparence totale devient ingérable. «On va essayer de s'adapter pour continuer, mais si l'ambiance se dégrade vraiment, nous arrêterons», explique, lucide, Gilles Satgé, qui admet volontiers que le seul problème potentiel est celui des jalousies potentielles des collaborateurs directs. «Y compris à mon poste de responsabilité, où les négociations sont parfois musclées», ajoute-t-il. Sans parler du nombre de salariés, la compatibilité de ce système se complique également selon le secteur professionnel. Pour les commerciaux, ou n'importe quel secteur dont le résultat est quantifiable, ce processus est potentiellement applicable. En revanche, il se complique dès lors que la création de valeur est plus opaque et/ou difficile à mesurer.
La dimension culturelle a également son importance. La transparence salariale est un concept plus ou moins accepté selon le pays dans lequel on se trouve. Ainsi, la Norvège fait figure de pays pionnier en la matière: les services fiscaux y publient en ligne toutes les informations sur les contribuables, leurs revenus et patrimoine. C'est le même esprit dans d'autres pays scandinaves, comme la Suède ou la Finlande. En Irlande, les employés ont le droit de demander des informations sur les salaires à travail équivalent. En Allemagne, un autre pays voisin, les employés des entreprises qui embauchent plus de 200 personnes peuvent également obtenir des précisions concernant l'attribution d'une rémunération.